Le Kakemphateur

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Les rappeurs érudits


LES MEILLEURS - Booba (2015)

Booba est-il notre plus grand poète vivant ? Cette question posée par le journal intellectuel Nouvel Obs en avril 2015 est quelque peu rhétorique. Une simple écoute des chansons de Booba permet en effet de se rendre compte des qualités littéraires de cet auteur hors-norme que Thomas Ravier dans la Nouvelle Revue Française compare à Louis-Ferdinand Céline et Antonin Artaud. Dans son titre Les Meilleurs, Booba compose un poème fragmenté  dont les personnages recouvrent de multiples facettes. Il s’emploie à démontrer en quoi lui et ses acolytes sont les meilleurs et nous invite par ce biais, à réfléchir sur la notion relative de « meilleur ».   

Booba2.jpeg

 

[Booba - Couplet 1] 
Le monde est un flic africain, il est corrompu 
La vie n'a plus de valeur, l'argent n'a pas d'odeur, moi non plus 
On les défonce, je leur laisse quelques deniers 
Donc elles ont toujours envie 
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ? 

 

Dans ce premier couplet, Booba s’approprie des thèmes forts. Suivant les préceptes sartriens de la littérature engagée, il dévoile la corruption du monde à travers l’image du « flic africain ». Ensuite, fidèle à une écriture fragmentaire quelque peu surréaliste, il s’exprime derechef dans un présent gnomique : « la vie n’a plus de valeur, l’argent n’a pas d’odeur, moi non plus ». L’hyperbate « moi non plus » témoigne de l’honnêteté de Booba à reconnaître qu’il n’a ni valeur, ni odeur (il est comme l’argent et comme la vie) ou, pour le dire autrement, qu’il est fade.

Cette fadeur s’explicite aux vers 3 et 4, lorsque le poète évoque le rapport pavlovien entre l’argent et les chien(ne)s : « On les défonce, je leur laisse quelques deniers / Donc elles ont toujours envie. » L’auteur se demande alors selon l’expression populaire Les meilleurs partent en premier « si les meilleurs partent en premier / Pourquoi [il est] toujours en vie ? ». De fait, il a donné les clefs au lecteur juste avant. Booba, étant fade, ne semble pas faire partie des meilleurs. C’est au lecteur de le comprendre tandis que l’auteur simule sa propre ignorance à propos de lui-même. Nous sommes ici encore dans une logique sartrienne où autrui apparaît indispensable pour se connaître soi-même.


[Booba - Refrain 1] 
Pourquoi suis-je toujours en vie ? 
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ? 
Si les meilleurs partent en premier 
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ? 

 

Le refrain montre qu'il n'est pas clair pour Booba qu'il se situe à l'opposé des meilleurs. La question le taraude à un point tel que le refrain ne constitue plus qu’une incessante répétition de la même question. C’est encore une fois au lecteur de comprendre pourquoi Booba est toujours en vie. Ce dernier lui donne toutefois tous les indices nécessaires pour comprendre qu’il est toujours en vie en raison de sa fadeur (il n'est pas le meilleur). 

 

[Elh-Kmer - Couplet 2] 
R.A.S, je confirme : on est les best 
Rap Français je lui mets sa dose au fond des fesses 
L'argent n'a pas d'odeur mais a une saveur 
Si les meilleurs partent en premier 
Qu'est-ce que je fous dans ce monde, mon Seigneur ? 
Bang bang, autour de moi j'compte plus les victimes 
J'ai la mentale de Poutine, Ruskov dans le cœur, Camer' d'origine 
Ce sont les balles qui parlent, les hommes se taisent 
Et nos problèmes se règlent 
Très peu ont cru en moi je les baise fort fort 
Tellement fort qu'ils n'ont plus leurs règles 
Rosa Parks m'a dit "Donne pas ta place parce que t'es nègre" 
Colonisé par des porcs, mon peuple a perdu toutes ses terres 
Kmer tue les tous, spécialisé pour niquer des mères 
Pirate 92i, on part à la guerre jusqu'à notre perte 

 

Vient ensuite un autre poète, ce qui renforce l’aspect fragmentaire du texte. Elh-Kmer se pose la même question que Booba : « Si les meilleurs partent en premier / Qu’est-ce que je fous dans ce monde, mon Seigneur ? ». L’écrivain propose plusieurs pistes de réflexions.

En premier lieu, il se compare lui-même avec un médicament. D’abord suppositoire lorsqu’il exprime l’intention de mettre au rap français, « sa dose au fond des fesses », il devient ensuite un néo-médicament ayant pour effet la cessation des règles féminines: « je les baise fort fort / Tellement fort qu’ils n’ont plus leurs règles ». La métaphore s’effile et Elh-Kmer devient même la personnification de la ménopause. En effet, il reconnaît être « spécialisé pour niquer des mères » (Master pro ?), et le terme "spécialisé" laisse penser que son action a un effet médicamenteux, celui de faire disparaître les règles en l’occurrence. Elh-Kmer se compare donc bel et bien à la ménopause et cela expliquerait pourquoi, alors qu’il est parmi les meilleurs (suppositoires et autres médicaments), il est encore en vie. Il a un rôle, un objectif, peut-être même assigné par le "Seigneur" qu'il évoque.

Toutefois, l’aspect surréaliste du texte autorise une autre interprétation. Il affirme ainsi tuer beaucoup d’hommes : « Bang bang, autour de moi j’compte plus les victimes […] Ce sont les balles qui parlent, les hommes se taisent. » Si l’auteur se chosifie encore en devenant une balle (en effet, ce sont les balles qui parlent et que fait l’auteur actuellement, si ce n’est parler ?), ce qui importe le plus est de voir qu’il tue beaucoup de personnes. Si les meilleurs partent en premier, c’est peut-être parce qu’il tue les meilleurs, et n’est ainsi pas parmi les meilleurs. La raison pour laquelle Booba et Elh-Kmer sont toujours en vie serait alors la même : aucun d’entre eux n’est parmi les meilleurs.

A noter toutefois que l’auteur dit avoir « la mentale de Poutine ». Poutine, qui, rappelons-le, serait un autiste selon cette étude américaine. Elh-Kmer serait alors autiste. D’un côté, il serait donc encore en vie en raison de son rôle de médicament, de l’autre l’explication viendrait du fait qu’il n’est pas parmi les meilleurs.



[Booba - refrain 2] 
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ? 
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ? 
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ? 
Pourquoi suis-je toujours en vie ? 

 

[Booba - couplet 3] 
Le monde est un flic africain, il est corrompu 
La vie n'a plus de valeur, l'argent n'a pas d'odeur, moi non plus 
On les défonce, je leur laisse quelques deniers 
Donc elles ont toujours envie 
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ? 

 

Booba continue de montrer combien la question le taraude. Mais l’on peut penser à présent qu’il est encore en vie parce que son ami tue tout le monde, y compris les meilleurs. Il rappelle également qu’il n’a ni odeur, ni valeur, qu’il est fade.


[Booba - Couplet 4] 
Je ne traîne qu'avec des pirates, j'vis en communauté 
Qu'est-ce que je pense ? Baisez vos mères, mon communiqué 
À chaque post Instagram vous polémiquez 
Dans le game je suis comme à Walt Disney 
Comme si j'avais connu Mickey 
J'ai plutôt connu Minnie 

Évidemment j'ai le milli' 
Tu m'attaques ça m'fait des guillis 
Toute ma vie en i comme à Phili 
40 milli' Gang, 40 milli' Gang 
Ne fais pas le héros couche-toi, lâche le dividende 
Banlieue Ouest de Paris 
Je suis au commissariat quand je mens 
Ai-je une gueule à m'appeler Charlie ? 
Réponds-moi franchement 
T'as mal parlé, tu t'es fait plomber 
C'est ça la rue c'est ça les tranchées 
Leur plafond c'est mon plancher 
Ton plan A c'est mon plan B 

 

 

Booba va alors donner davantage d’indices au lecteur, à travers son autoportrait, afin qu’il comprenne en quoi il n’est pas le meilleur. Dans cette strophe, le rappeur apparaît ainsi avant tout comme un geek. Le champ lexical de l’informatique domine : « pirates » (informatiques) ; « communauté » ; « communiqué » ; « instagram » ; « dans le game ». Il accorde une cerrtaine importance aux polémiques suscitées par ses « post[s] Instagram ». Il admet en outre ne traîner qu’avec des pirates et vivre en communauté (virtuelle), tel un geek isolé du reste du monde. Par ailleurs, « dans le game, [il est] comme à Walt Disney », c’est-à-dire qu’il maîtrise très bien le jeu (vidéo). Le fait qu’il se ballade à Disneyland avec Minnie et non Mickey représente le stéréotype du geek qui fantasme sur des personnages de fiction. Booba fantasmerait en l’occurrence sur Minnie.

Il s’avère ensuite que le jeu maîtrisé par Booba est à un jeu de stratégie : « évidemment j’ai le milli’ », c’est-à-dire le million ; « tu m’attaques ça m’fait des guillis », « ton plan A c’est mon plan B ». Booba est ce que l’on pourrait appeler un hardcore-gamer.

Encore une fois fidèle au genre du fragment, l’écrivain parisien ne ménage pas ses transitions et affirme être au commissariat quand il ment : « Je suis au commissariat quand je mens ». Le fait de se rendre de son plein gré au commissariat lorsqu’il ment, c’est-à-dire lorsqu’il commet un délit tout à fait mineur, est respectable. Cela souligne le contraste qu’il peut y avoir entre la réalité et le virtuel. Pirate informatique sur le net, Booba n’en est pas moins l’homme le plus honnête en réalité puisqu’il se dénonce lorsqu’il ment. Ce souci de véracité semble vraiment important car il en vient à demander à son interlocuteur fictif de lui répondre « franchement » au vers 15 ; souci de véracité qui le pousse également à demander à autrui s’il a « une gueule à s’appeler Charlie ». En effet, pour l’auteur, revendiquer le « je suis Charlie » est un mensonge au sens littéral du terme. Le début de question "ai-je une gueule" montre bien son énervement face à ce mensonge. Booba, de son vrai nom Elie Yaffa, ne s’autorise ainsi même pas à mentir sur le fait qu’il s’appellerait Charlie, là où des millions de français ne s’appelant pas Charlie ont menti. Booba est Booba avant tout. Qu’il dise « Je suis Booba » est correct, qu’il dise « Je suis Charlie, Jean-Claude ou Jésus » est un mensonge. La vérité littérale doit primer pour lui.

Booba serait donc finalement en droit de se demander, pourquoi lui, le plus honnête des hommes, est encore en vie.

 

La vérité.jpgLe dessinateur Luz a rétabli la vérité. Booba n'est pas (ne s'appelle pas) Charlie. Qu'il soit gonflette, cela est en revanche visible de tous. 



[Booba] 
Le monde est un flic africain, il est corrompu 
La vie n'a plus de valeur, l'argent n'a pas d'odeur, moi non plus 
On les défonce, je leur laisse quelques deniers 
Donc elles ont toujours envie 
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ? 

[Booba] 
Pourquoi, pourquoi, suis-je toujours en vie ? 
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ? 
Si les meilleurs partent en premier 
Si les meilleurs partent en premier 
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ? 

 

La question le taraude toujours et encore.


[Benash - couplet 5] 
J'ai plus de putes que Hugh Hefner 
Je suis posé avec une kalash' devant les portes de l'Enfer 
C'est la guerre, Boulbi re-Squa, c'est la guerre 
J'suis en roquette sous la raquette 
Je leur casse les reins comme James Harden 
Conquérant comme Alexandre le Grand 
J'suis un gladiateur, U tréma, t'as la dégaine de Peter Pan 
Mon jus de bagarre est mon élixir 
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ? 
Bang, comme Douk Saga j'suis boucantier 
Je suis devenu casanier depuis qu'chez moi traînent des billets 
Fight, fight, fight, c'est le bruit de mon cœur 
L'argent n'a pas d'odeur mais sait sentir les profiteurs 

 

Le troisième protagoniste de l’histoire nous invite alors à réfléchir plus en détail sur le terme de « meilleur ». Lui aussi se demande « si les meilleurs partent en premier / Pourquoi suis-je toujours en vie ? ». De fait, il se compare avec James Harden, l’un des meilleur joueurs de la NBA, avec Alexandre le Grand, l’un des plus grands conquérants, et avec Douk Saga, l’inventeur du coupé décalé. Ces trois figures épiques laissent penser que Benash fait lui aussi partie des meilleurs. Pourtant, il admet être « boucantier » comme Douk Saga. A la manière où Douk Saga fait tâche dans l’énumération des figures épiques, Benash fait lui aussi tâche. Le boucantier est d'ailleurs celui qui fait du boucan. Sa strophe est donc un boucan, un cri perdu, une rhétorique fait de brouhaha. Il le reconnaît lui-même. Cela invite le lecteur à relativiser sur la vérité d’un texte. Ce n’est pas parce qu’on dit être parmi les meilleurs que l’on est les meilleurs. Benash apparaît ainsi surtout le meilleur dans la violence : « Fight fight fight, c’est le bruit de mon cœur », dans l’obscénité : « J’ai plus de putes que Hugh Hefner [fondateur de Playboy] », et dans l’avarice « Je suis devenu casanier depuis qu’chez moi traînent des billets ». Et être le meilleur dans de tels domaines, c'est, d'une certaine manière être le pire. 



[Booba - la question le taraude encore] 
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ?
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ?
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ?
Pourquoi suis-je toujours en vie ?

 

Booba repose encore la question autour de laquelle gravite son écrit. Le lecteur connaît maintenant toutes les réponses possibles. Si les trois personnages sont encore en vie, c’est soit parce qu’ils ne sont pas les meilleurs, soit parce qu’ils sont les meilleurs mais dans le mauvais sens (le meilleur dans la violence est finalement le pire pacifiste), soit parce qu’ils ont un rôle essentiel, à l’instar de Elh-Kmer qui soigne les gens en s’identifiant tantôt à un suppositoire, tantôt à un autre médicament.

 

Pour conclure, Booba invite le lecteur/auditeur à réfléchir sur les mots et en particulier sur le terme relatif de « meilleur ». Trois personnages sont dépeints dans cette chanson : Booba, Elh-Kmer et Benash. Booba est le meilleur dans le sens où sa malhonnêteté virtuelle est inversement proportionnelle à son honnêteté intellectuelle. Il s’exprime d’ailleurs bien souvent dans un présent de vérité générale, ce qui confirme la vocation œcuménique de ses paroles. Rien de moins vrai que de dire, lorsqu’on ne s’appelle Charlie, « Je suis Charlie ». Elh-Kmer est le meilleur dans le sens où sa vie n’est pas inutile. C’est à ce propos le seul à parler du « Seigneur ». Serait-il un suppositoire/médicament humanisé envoyé sur Terre pour aider les Hommes ? Enfin, Benash souligne bien la relativité de la notion de meilleur, en montrant qu’être le meilleur dans les pires catégories, ce n’est pas vraiment être le meilleur mais plutôt le pire. Tout cela reste bien sûr implicite dans le texte et c’est au lecteur de comprendre la substantifique moelle de l’écrit. C’est ainsi qu’il n’est pas absurde de comparer Booba à Louis-Ferdinand Céline, Antonin Artaud ou bien Kendji Girac.

 

 

Le jargon:

Gnomique: Synonyme de vérité générale (un présent gnomique). 

Hyperbate: Prolongement d'une phrase là où l'on aurait pu s'attendre à ce qu'elle se termine, comme ce petit morceau supplémentaire par exemple. 

Oecuménique: Universel, qui concerne l'ensemble des terres habitées. 

 

Pour aller plus loin:

Littérature engagée selon Sartre:   http://www.erudit.org/culture/qf1076656/qf1187311/55676ac.pdf

L'étude de Pavlov sur les chiens:  https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9flexe_de_Pavlov

Poutine autiste? :  http://www.lepoint.fr/invites-du-point/idriss-j-aberkane/aberkane-poutine-est-il-autiste-12-02-2015-1904363_2308.php


24/06/2015
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CLOWN - Soprano (2015)

Lorsqu’un texte en apparence simple ne nous délivre aucune vérité particulière, c’est probablement qu’une seconde lecture est nécessaire. Celui qui lirait les fables de La Fontaine sans contextualisation ni interprétation perdrait à ce titre l’intérêt même de l’œuvre. En suivant la tradition tragicomique à travers l’archétype faussement oxymorique du clown triste, Soprano compose ainsi un texte dont la richesse ne se dévoile qu’à une deuxième voire une troisième lecture. Que nous apprennent alors les différentes strates littéraires dans le texte du jeune rappeur ?

Soprano.jpeg

 [Couplet 1]

Désolé ce soir je n'ai pas le sourire 
Je fais mine d'être sur la piste malgré la routine 
J'ai le maquillage qui coule, mes larmes font de la lessive 
Sur mon visage de clown
Je sais bien que vous n'en avez rien à faire 
De mes problèmes quotidiens, de mes poubelles de mes colères 
Je suis là pour vous faire oublier, vous voulez qu'ça bouge 
Ce soir je suis payé, je remets mon nez rouge

 

Cette première strophe nous présente à une première lecture un simple clown triste. Le « maquillage qui coule », le « visage de clown » et le « nez rouge » s’avèrent assez explicites là-dessus. Toutefois, Soprano nous donne des indices pour comprendre la véritable métaphore qui se cache derrière le clown. Celle-ci est d’abord sibylline et peu d’indices nous permettent de la comprendre. Ainsi, on sait que le personnage est « désolé » car « ce soir [il] n’[a] pas le sourire », ce qui revient à dresser le portrait d’un personnage dépressif.

Si l’on admet maintenant que le nez rouge est métaphore du nez rouge de l’ivrogne, les autres vers continuent de faire sens. La « piste » dont il est question au vers deux s’apparente alors à celle d’une boîte de nuit, endroit caractéristique de la vie nocturne et qui partage un champ lexical similaire à celui de l’alcool. Soprano précise ensuite que ses « larmes font de la lessive ». La lessive, qui nettoie, est assimilable à un désinfectant, produit lui-même analogue à l’alcool. Le protagoniste serait donc tellement ivre qu’il pleurerait de l’alcool. Il noie sa tristesse de « la mer de ses larmes » pourrait-on dire en paraphrasant Pierre de Marbeuf (référence que Soprano a sûrement à l’esprit d’ailleurs).

Une dichotomie s’opère ensuite entre l’état lucide de Soprano et son état altéré. « Je sais bien que vous n’en avez rien à faire, / De mes problèmes quotidiens, de mes poubelles, de mes colères ». L’état lucide a bien conscience que la plupart des lecteurs/auditeurs n’a effectivement rien à faire de ses problèmes mais c’est bien l’état altéré qui a le dernier mot au vers 6. Soprano en vient en effet à raconter n’importe quoi, notamment que l’on n’en a rien à faire « de ses poubelles ». Comment peut-on reprocher à quelqu’un son manque d’empathie envers les poubelles, à moins d’avoir un taux d’alcoolémie dans le sang supérieur à la normale ?

Quoiqu’il en soit, la métaphore devient finalement explicite au dernier vers de ce couplet: le narrateur sous-entend qu'il est payé, qu'il reçoit son salaire aujourd'hui (« ce soir je suis payé »), salaire qui lui permet donc de remettre son nez rouge (« je remets mon nez rouge »), autrement dit, de consommer dans les bars jusqu’à l’ivresse.

La strophe ne nous présente donc pas tant un clown triste qu’un homme dépressif ne trouvant remède à son malheur que dans l’alcool.

 

[Refrain 1]
Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala

 

Le narrateur étant à présent probablement dans un état de conscience modifié, le refrain s’avère être un véritable coup de folie qui entremêle homéotéleutes, tautogrammes, hypozeuxes, épanalepses, épanadiploses, réduplications, épitrochasmes, ressassements et nombreuses autre figures de style ! Suivant probablement la lignée de Maître Gims et son fameux « Bella, Bella, Bella, Bella […] », Soprano compose un  refrain qui fait d’autant plus sens si on le contextualise à la lumière de la seconde lecture, si on imagine non un clown triste, mais un ancien homme malheureux maintenant heureux dans l’alcool. La folie s’exprime pleinement à travers l’exagération stylistique explicite.

 

[Couplet 2]
Désolé les enfants si ce soir je n'suis pas drôle 
Mais ce costume coloré me rend ridicule et me colle 
J'me cache derrière ce sourire angélique depuis longtemps 
Je ne sais plus m'en défaire, mais qui suis-je vraiment ? 
J'ai perdu mon chemin, avez-vous vu ma détresse ? 
J'ai l'impression d'être un chien qui essaie de ronger sa laisse 
Mais ce soir la salle est pleine, vous voulez que ça bouge 
Donc je nettoie ma peine, et remets mon nez rouge

 

L’analogie clown triste – homme malheureux mais qui est heureux une fois ivre continue de plus belle dans ce deuxième couplet, de même que la dichotomie entre la lucidité et la non-lucidité. Ainsi, on comprend que le personnage a un certain statut parmi les piliers de comptoir puisqu’il se permet d’appeler ses collègues de bar « les enfants » (« Désolé les enfants si ce soir je n’suis pas drôle »). La phrase est explicite si l’on considère que le personnage est vraiment un clown triste. Toutefois, si l’on poursuit avec l’idée qu’il peut aussi s’agir d’un homme noyant son chagrin dans l’alcool, pourquoi s’excuse-t-il de ne pas être drôle ? Probablement parce que c’est à son habitude de faire le pitre lorsqu’il est ivre. Mais ce soir c’est différent et c’est pour cela que le texte existe. Le « sourire angélique » (v.3) peut d’ailleurs s’apparenter à l’euphorie engendrée par l’alcool. Et s’il ne peut plus « s’en défaire » (v.4), c’est tout simplement parce que ce sourire euphorique est métaphore de l’alcool. Ce n’est pas du sourire qu’il ne sait se défaire, mais bien du breuvage qui le précède. Par ailleurs, l’addiction est explicitée puisque pour nettoyer sa peine, il remet son nez rouge (« Donc je nettoie ma peine, et remets mon nez rouge »), ce qui revient à boire pour oublier que l’on boit.

 Nez rouge mdr.jpg"La la la la la la, ce soir je remets mon nez rouge, j'ai ma paye les enfants!"

 

[Refrain 2]

Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala 


Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala 

 

Encore une fois, le refrain aux allures de chanson paillarde intervient après l’évocation du nez rouge, stade ultime de l’alcoolisme. L’interprétation à faire de ce refrain ne change pas.

[Couplet 3]
Suis-je seul à porter ce masque ? 
Suis-je seul à faire semblant ? 
Ce costume qu'on enfile tous les jours 
Dis-moi est-il fait sur mesure ? 
Ou nous va-t-il trop grand ? 

 

Et puis, c’est à ce moment précis que le texte s’ouvre pour devenir plus universel. « Suis-je le seul à porter ce masque ? / Suis-je le seul à faire semblant ? » se demande le narrateur. « Ce costume qu’on enfile tous les ours / Dis-moi est-il fait sur mesure ? / Ou nous va-t-il trop grand ? ». La lucidité est totalement retrouvée ici et l’on est en droit de se demander si le narrateur n’est pas Soprano. Le couplet est en effet bien différent, il ne possède que 5 vers contrairement aux deux autres qui en ont 8 et le thème n’est plus alcoolocentré. A une troisième lecture, il ne s’agit donc en réalité ni d’un clown triste qui se demande s’il ne devrait pas changer de métier, ni d’un homme trouvant bonheur dans l’alcool mais peut-être bien de Soprano qui se demande s’il a bien fait de devenir chanteur… « Suis-je le seul à faire semblant [que je sais chanter] ? ».

 

[Refrain 3] 

Lalalalala lalala lala 

Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala 

 

Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala 

 

A cette question (suis-je fais pour chanter ?), il semble que le refrain parle de lui-même. La réponse est visiblement non. A défaut de qualités littéraires, le refrain retranscrit en effet parfaitement l’humilité, la modestie et la franchise de Soprano qui reconnaît indirectement son erreur de carrière. Cette forme de modestie est aussi une forme d'abdication, il n'essaye même plus de faire semblant de savoir chanter puisque le refrain n'est qu'une succession de "lalala". Et alors tout le texte peut se relire avec cette troisième lecture en tête. Soprano, qui reconnaît que son titre est une clownerie.

 

[Couplet 3,5]
Désolé ce soir je n'ai pas le sourire 
J'ai le maquillage qui coule, mes larmes font de la lessive 
Sur mon visage de clown

 

Le dernier couplet est alors à lire avec la triple lecture en tête. C’est l’histoire d’un clown, d’un alcoolique et d’un chanteur… Le texte se clôt sur une clownerie, ironie du sort ?

 

Pour conclure, Soprano admet indirectement à travers la figure du clown qui n’est autre que métaphore de lui-même qu’il n’aurait jamais dû être chanteur. Cette humilité est d’autant plus respectable que son texte présente d’indéniables qualités littéraires. En effet, Soprano critique vraisemblablement sa voix et non sa plume à travers cet aveu car finalement, il parvient avec Clown à composer un texte autorisant une triple lecture. Ce palimpseste en puissance bénéficie d’un rythme ternaire qui n’est pas sans rappeler la sainte-trinité et qui ouvre même l’écrit à une possible quatrième lecture à la lumière de la métaphore biblique. En effet, tout au long de la chanson, le clown a un message à délivrer, un message qu’il aimerait faire passer devant ses clowneries. Le problème étant que personne ne l’écoute s’il ne fait pas ses clowneries (« je sais bien que vous n’en avez rien à faire »). Dès lors, ce messie au service de la Vérité ne trouve remède que dans la flagellation (boire jusqu’à l’ivresse) face à un public qui ne l’écoute pas et l’on retrouve là le parallèle avec Jésus Christ, crucifié car non suivi par la majorité. Le nombre de relectures possibles du texte de Soprano en fait donc bel et bien un écrit érudit, équivalent aux Misérables de Victor Hugo ou à Tourner les Serviettes de Patrick Sébastien.

 

 

Le jargon:

Oxymorique: Adjectivisation d'oxymore, qui désigne deux mots opposés mis ensemble pour constituer une seule idée (mort-vivant par exemple). 

Métaphore: Comparaison sans utilisation d'un adverbe comparatif. 

Sibyllin: Parole difficile à comprendre, nécessitant d'être déchiffrée. 

Champ lexical: Ensemble de mots qui ont trait à une notion.

Dichotomie: Etat de ce qui est coupé en deux.

Homéotéleute: Forme de rime à l'intérieur d'une même phrase ("Du pain, du vin, du boursin" par exemple). 

Tautogramme: Lorsque les mots d'une même phrase ou d'un vers commencent par la même consonne.

Hypozeuxe: Symétrie grammaticale entre deux segments de phrase. 

Epanalepse: Répétition d'un mot, d'un groupe nominal ou d'une phrase entière. 

Epanadiplose: Lorsqu'un membre de phrase se termine par le mot qui avait commencé le membre de phrase précédent.

Réduplication: Répétition de mots qui sont placés côte à côte.

Epitrochasme: Accumulation de termes brefs placés syntaxiquement sur le même plan (ayant la même fonction dans la phrase). 

Ressassement: Répétition exagérée d'un même mot. 

Palimpseste: Manuscrit dont on a fait disparaître l'écriture pour y écrire un autre texte.

 

Pour aller plus loin dans les clowneries:

 -  http://agora.qc.ca/dossiers/Clown

 

 


15/04/2015
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JE NE DIRAI RIEN - Black M (2014)

C'est au Moyen-Age que la figure de la femme trouve une place centrale dans la littérature à travers la poésie des troubadours. Ces derniers se servent de l'écriture comme d'un moyen de séduction en chantant leur amour. L'élégie amoureuse reste un topos de la littérature aujourd'hui encore avec des chansons comme Bella de Maître Gims ou Sale Pute d'Orelsan. Dans son titre Je ne dirai rien, Black M prend ce lieu-commun à contre-pied en chantant les défauts d'une femme prétentieuse qui ne méritent, selon les différents narrateurs, aucune attention. Le jeune rappeur s'impose une contrainte oulipienne dans ce texte complexe en respectant ce que le titre annonce (Je ne dirai rien), à savoir qu'il ne dit effectivement rien. Tout le texte consiste en la simple opération -1+1=0, le 0 étant le rien. Cette audace stylistique en faveur du « rien » est-elle pour autant dénuée de tout intérêt ?

BLACK Moche.jpg

 

[Black M - Refrain 1] 
T'aimes te faire belle, oui, t'aimes briller la night 
T'aimes les éloges, t'aimes quand les hommes te remarquent 
T'aimes que l'on pense haut et fort que t'es la plus oohh... 
Je ne dirai rien.

T'aimes te faire belle, oui, t'aimes briller la night 
T'aimes les éloges, t'aimes quand les hommes te remarquent 
T'aimes que l'on pense haut et fort que t'es la plus oohh... 
Je ne dirai rien
.

 

La première strophe nous présente une femme prétentieuse à travers l'anaphore « t'aimes ». La femme est ainsi comparée à une étoile au premier vers avec « t'aimes briller la night ». Ce faisant elle est assimilée à la nature. Et contrairement aux chansons des troubadours classiques, nous savons ce que le femme ressent, elle aime cela : « t'aimes quand les hommes te remarquent ». Ici, nous pouvons voir que Black M s'emploie à utiliser l'équation mathématique -1+1=0 pour ne dire rien. En effet elle aime quand les hommes la remarquent, et c'est précisément cela qui semble énerver le narrateur mais en même temps, il attire toute l'attention sur elle en faisant de cette femme prétentieuse le centre gravitationnel de la chanson. Ainsi, il ne dit rien dans la mesure où il se censure par l'intermédiaire d'une aposiopèse mais cette aposiopèse est toute relative car il est évident qu'elle aime « que l'on pense haut et fort que [c'est] la plus [belle] ». Le génie de Black M consiste donc à ne rien dire (-1) tout en le disant (+1). Ce qui nous amène au résultat neutre, le zéro.


[Abou Tall (The Shin Sekai) - Couplet 1] 
Toi tu sais pertinemment que t'es fraîche, 
Devant les mecs fauchés tu t'prends pour l'Everest,
Négro c'est pas une meuf pour oit, est-ce claire ? 
Tu veux la gérer sans gamos, espère ! 
Seulement 15 000 abonnés sur Instagram, à moitié dénudée t'es prête à tout pour plaire, 
T'aimes pas mon son mais tu veux ton pass backstage 
T'aimes pas les canards mais t’enchaînes les duckfaces 
Et tu m'dis : Pourquoi j'trouve pas d'mecs bien ? Pourquoi les mecs s'comportent tous comme des chiens ? 
Ta gueule ! Parce que t'es stupide,
Matérialiste, cupide, stupide, stupide, stupide, stupide 
Et tu te crois super intelligente et mature 
Hélas, la seule raison pour laquelle on t'écoutes sont tes obus,
Sinon t'as pas un 06 j'crois que j'ai l'coup de foudre 
Eeeuh non ! Bon ok va te faire foutre !

 

Intervient dans cette deuxième strophe un nouveau narrateur, qui, encore une fois, trouve dans cette femme les échos de la nature. Elle est ainsi, à l'instar de la rosée, « fraîche » (v.1) puis elle se « prend pour l'Everest », toujours selon le narrateur. Le paroxysme est atteint avec l'évocation des nombreuses « duckfaces » qu'elle fait (tête de canard littéralement). La nature est complètement en elle avec l'image du canard. Mais ce champ lexical de la nature est vite contre-balancé par la comparaison de sa poitrine avec un objet technique : « la seule raison pour laquelle on t'écoute sont tes obus ». Considérant la nature comme le +1 de l'équation mathématique et la technique comme le -1, on retrouve l'équilibre du zéro.

Dans cette strophe, le fait de ne rien dire est également atteint grâce à une critique moderne de la séduction. En effet, si les troubadours étaient représentatifs de la méthode de séduction de leur époque, en les réécrivant, Je ne dirai rien reste un miroir de la séduction, fort différente aujourd'hui. Le narrateur de cette strophe l'insulte presque tout au long de son monologue: « Ta gueule ! Parce que t'es matérialiste, cupide, stupide, stupide, stupide ». La réduplication renforce la violence de l'insulte. Mais aux deux derniers vers, alors que la femme est des plus détestables à en juger la description, le narrateur tente un flirt moderne : « Sinon t'as pas un 06 j'crois que j'ai l'coup de foudre » qui s'ensuit d'un total mépris « Eeeuh non ! Bon ok, va te faire foutre ! ». Le texte met en exergue les rouages de la drague moderne, qui balance entre les insultes (-1) et les compliments (+1). Dans cette deuxième strophe, la nature et la technique, tout comme la séduction et les insultes aboutissent donc au zéro, à l'art de ne rien dire.

 

[Black M - Refrain 2] 
T'aimes te faire belle, oui, t'aimes briller la night 
T'aimes les éloges, t'aimes quand les hommes te remarquent 
T'aimes que l'on pense haut et fort que t'es la plus oohh... 
Je ne dirai rien.

T'aimes te faire belle, oui, t'aimes briller la night 
T'aimes les éloges, t'aimes quand les hommes te remarquent 
T'aimes que l'on pense haut et fort que t'es la plus oohh... 
Je ne dirai rien.

[Dadju (The Shin Sekai) - Couplet 2] 
T'aimes qu'on te dise que ta présence est indispensable 
Puis te poser avec un smicard est une chose impen
sable 

Ego surdimensionné or princesse de château de sable 
Et fuck s'il a bon cœur c'qui compte c'est qu'le compte soit dépensable 
Tu vis dans tes idéaux donc t'as délaissé l'bac 
Tu ne mérites que la Clio mais tu veux la Maybach 
Tu regardes les gens de haut, les yeux plus gros qu'la black card 
Carlton et les beaux tels-hô vu qu'tu sautes les étapes 
Toujours une nouvelle envie chaque seconde, rien est assez bien pour oit 
Faudrait qu'on t'offre les merveilles de ce monde, bien emballées dans une boite 
Pourtant t'es pas si sexy, tu n'excites que les gavas en fin d'vie 
Si je t'invites au coin V.I.P. c'est qu'ta copine me supplie 
Faut que t'arrêtes de jubiler, arrête de m'questionner 
Là ça bosse pour indéfini, PDG, vire les ! 

 

Après le refrain qui insiste bien sur l'idée que la chanson ne dit rien, une nouvelle strophe vient répondre à la contrainte du -1+1=0. L'idée développée est d'abord que cette femme, cette « princesse de château de sable » (v.3) est vénale. Si l'on y apprend qu'elle possède un « ego surdimensionné » (le -1) , le narrateur n'est pas en reste non plus puisqu'il a le pouvoir de l'inviter au coin V.I.P : « Si je t'invite au coin V.I.P, c'est qu'ta copine me supplie ». En d'autres termes, le narrateur a le pouvoir mais le fait de l'affirmer comme cela montre un ego aussi surdimensionné que cette « princesse de château de sable » qui n'a pas le droit à la parole depuis le début de la chanson. Le fait de reprocher à quelqu'un un défaut que l'on possède également ramène à l'équation -1+1=0.

Le reste des vers de cette strophe consistent en de simples provocations et pointes ironiques telles que « Tu vis dans tes idéaux donc t'as délaissé l'bac / Tu ne mérites que la Clio mais tu veux la Maybach ». Cette redondance de descriptions péjoratives sert l'équation générale de la chanson : la femme en question est méprisable (-1) mais pourtant on en fait une chanson qui la met au centre de l'attention (+1).

 

-1+1=0.jpg

La structure mathématique de la chanson (-1+1=0) n'est peut-être qu'un début dans la discographie de Black M

 

[Black M - Refrain 3] 
T'aimes te faire belle, oui, t'aimes briller la night 
T'aimes les éloges, t'aimes quand les hommes te remarquent 
T'aimes que l'on pense haut et fort que t'es la plus oohh... 
Je ne dirai rien.

T'aimes te faire belle, oui, t'aimes briller la night 
T'aimes les éloges, t'aimes quand les hommes te remarquent 
T'aimes que l'on pense haut et fort que t'es la plus oohh... 
Je ne dirai rien.

[Doomams - Couplet 3] 
Est-ce que tes talons supporteront tes grosses cuisses ? 
Ton mini short est au bord de la rupture 
Vu qu'c'est, j'me vois poser dessus avec un gros spliff 
Fais moi voir les bails j'te ferais voir la luxure 
Tu m'reproches de trop courir après l'butin 
Mais tu marcherais sur du sang pour avoir des Louboutins 
T'aimes te faire belle pour qu'on t'interpelle 
T'aimes les bad boys rechercher par Interpol 
Donc épargne-moi toutes tes souffrances 
Épargne moi tout c'maquillage à outrance 
Bitch ! t'as les yeux plus gros qu'ton ventre 
Pour un simple resto dois-je vider mon compte en banque ? 

 

Nulle surprise dans cette nouvelle strophe que la contrainte oulipienne continue de plus belle. Insultée de « Bitch » (pute en français), le narrateur n'écarte pourtant pas l'idée de l'inviter éventuellement au restaurant « pour un simple resto, dois-je vider mon compte en banque ? ». La séduction (+1) côtoie l'insulte (-1) encore une fois. Difficile d'en dire davantage sur cette strophe car Black M s'emploie bel et bien à ne rien dire et l'interprétation du rien est très limitée.


[Black M - Refrain 4] 
T'aimes te faire belle, oui, t'aimes briller la night 
T'aimes les éloges, t'aimes quand les hommes te remarquent 
T'aimes que l'on pense haut et fort que t'es la plus oohh... 
Je ne dirai rien.

T'aimes te faire belle, oui, t'aimes briller la night 
T'aimes les éloges, t'aimes quand les hommes te remarquent 
T'aimes que l'on pense haut et fort que t'es la plus oohh... 
Je ne dirai rien.

[Black M - Couplet 4] 
Oui ton entrée a mis comme un froid dans le coin 
Alors que j'étais posé avec tous mes gars, au calme ! 
J'ai voulu t'ignorer mais comment faire quand même les plus grands bandits ici sont tombés sous ton charme 
Pour moi y'a pas d'soucis 
J'ai les yeux plus gros que ta cambrure cousine 
Ce n'est pas juste parce que tu es fraîche que tu vas me refroidir 
J'en ai connu des plus sauvages 
Tout les niggas te guettent quand y'a du m'boulou j'suis pas celui qui daba les miettes (Ha ha !) 
Big Black M ! Pas du genre à se faire piquer par ta taille de guêpe 
Trop cash peut-être, parce que je sais qu'le mal me guette 
Je sais que c'est bête, mais t'es la juste parce que j'ai cé-per 
Et si moi je suis un macho, dis moi toi t'es quoi 
De toute façon tu n'me laisses pas l'choix tout le monde te nnait-co 
A quoi ça sert d'être un avion d'chasse si ça vole pas haut 
Si tu veux oui vas-y vient on tchatche, mais j'suis qu'un salaud 

[Black M - Refrain 5] 
T'aimes te faire belle, oui, t'aimes briller la night 
T'aimes les éloges, t'aimes quand les hommes te remarquent 
T'aimes que l'on pense haut et fort que t'es la plus oohh... 
Je ne dirai rien 

T'aimes te faire belle, oui, t'aimes briller la night 
T'aimes les éloges, t'aimes quand les hommes te remarquent 
T'aimes que l'on pense haut et fort que t'es la plus oohh... 
Je ne dirai rien

 

Black M clôt la chanson en reprenant la construction mathématique de référence notamment par la comparaison de cette femme avec la nature  (« ta taille de guêpe ») et la technique (« A quoi ça sert d'être un avion d'chasse si ça vole pas haut »). Malgré ces insultes, quand l’opportunité de séduire se présente, il ne refuse pas : « Si tu veux oui vas-y viens on tchatche » quand bien même il termine par dire « mais j'suis qu'un salaud », comme si cela l'excusait des insultes proférées quelques secondes auparavant. Encore une fois on revient au zéro, au néant au rien.

 

Cette chanson construite sur l'équation -1+1=0, en recherche constante du rien, est donc bien plus qu'une audace stylistique. A travers des images contraires comme la nature et la technique ou mieux encore, la séduction et l'insulte, Je ne dirai rien est le reflet de son époque. Une époque où la séduction n'a plus rien à voir avec la séduction des troubadours. Le fait que cette princesse ne parle pas tout au long de la chanson invite également à réfléchir sur la place de la femme aujourd'hui. Où est son droit de parole ? Et quand bien même la femme est vu sous un angle insultant, le texte n'est pas plus tendre avec les hommes qui apparaissent prétentieux et séducteurs, injurieux et rhéteurs. C'est une véritable image des rapports homme femme actuels qui se brosse en filigrane dans la chanson. Mais cet écho politique ne se trouve que dans quelques vers, ceux que nous avons analysés tout au long du commentaire. Le reste s'efforce de respecter la contrainte oulipienne de ne rien dire. Quoiqu'il en soit, c'est avec un esprit critique que Black M nous invite à considérer sa chanson, des plus difficiles à analyser. 


Le jargon:

Oulipienne: Adjectif dérivé du groupe littéraire OULIPO qui écrit avec de nombreuses contraintes stylistiques et qui signifie "à contrainte".

Aposiopèse: Interruption dans le déroulement syntaxique du propos. 

Réduplication: Répétition de mots qui sont placés côte à côte.

 

Pour aller plus loin:

Le site de l'Oulipo:  http://oulipo.net/


28/01/2015
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BELLA - Maître Gims (2013)

« L'écriture est un exercice spirituel, elle aide à devenir libre  » disait Jean Rouaud, auréolé du prix Goncourt en 1990 pour son premier roman : les champs d’honneur. Comme prisonnier de sa passion envers une femme nommée Bella, Maître Gims a sûrement en tête cette citation lorsqu’il entreprend d’écrire une chanson en son honneur. A travers un texte travaillé et érudit, le compositeur d’origine congolaise fait de l’écriture sa libération et ne manque pas de poser diverses interrogations propres au domaine de l’art et de l’amour.

Maître-Gims.jpg

 

[Intro]
Bella, Bella
Bella, Bella
Bella, Bella
Bella, Bella

 

Dès l’introduction, le tempo est donné. En huit mots, Maître Gims enchaîne parallélismes, chiasmes, anaphores, répétitions, accumulation, redondances et multiples autres pirouettes rhétoriques. Ce choix stylistique s’explique par la volonté de l’auteur de mettre en relief le prénom Bella, qui rappelle fortement la conjugaison du verbe bêler au passé simple troisième personne du singulier (il bêla). Le bêlement serait ainsi à la fois une métaphore de la passion amoureuse (« l’amour rend chèvre », c’est bien connu), mais également une métaphore plus concrète, où Bella apparaîtrait comme une chèvre. Cette deuxième interprétation est davantage évidente dans la suite du texte.


[Refrain x2]
Elle répondait au nom de "Bella"
Les gens du coin ne voulaient pas la cher-lâ
Elle faisait trembler tous les villages
Les gens me disaient : "Méfie-toi d'cette fille-là"

 

Le refrain met en place des fils directeurs qui seront développés dans les différents couplets. Bella ne semble répondre qu’à son nom, il y a une sorte de passivité du sujet dans la phrase. Comme si elle possédait un esprit mécanique, Bella ne répond qu’à son nom, ce qui renforce l’aspect animalisant de cette « Bella ». En outre, la rime du deuxième vers : « cher-lâ » semble sous-entendre que les gens du coin sont en réalité des berrichons. En effet, pourquoi Maître Gims s’abaisserait-il à utiliser du verlan si ce n’était pour mettre en relief le « cher » de « cher-lâ » ? Le cher renvoyant au Berry et donc aux berrichons. Il ne semble alors pas ridicule de voir en Bella une chèvre, et dans les « gens du coin », des berrichons ne voulant pas la lâcher. D’ailleurs, que comprendre à travers l’emploi du verbe lâcher ? La chèvre Bella serait-elle tenue en laisse ? Les berrichons tiendraient-ils Bella la chèvre en laisse ? Le doute est permis en tout cas et Maître Gims semble bien jouer là-dessus. D'ailleurs, comment Bella pourrait-elle faire trembler tous les villages si elle n’avait pas le fameux vibrato dans la voix, propre aux bêlements des chèvres ? Cela justifierait la rime ratée entre « villages » et « Bella », comme si le bêlement faisait trembler la fin du vers pour foirer la rime. Cette figure de la femme animalisée est d’ailleurs bien mystérieuse puisque les gens disent au narrateur de se méfier « d’cette fille-là ».



[Couplet 1]
C'était un phénomène, elle n'était pas humaine
Le genre de femme qui change le plus grand délinquant en gentleman
Une beauté sans pareille, tout le monde veut s'en emparer
Sans savoir qu'elle les mène en bateau
5. Hypnotisés, on pouvait tout donner
Elle n'avait qu'à demander, puis aussitôt on démarrait
On cherchait à l'impressionner, à devenir son préféré
Sans savoir qu'elle les mène en bateau
Mais quand je la vois danser le soir
10. J'aimerais devenir la chaise sur laquelle elle s’assoit
Ou moins que ça, un moins que rien
Juste une pierre sur son chemin


Le premier vers du couplet continue de jouer sur le parallèle femme/chèvre. Que comprendre d’autre derrière « elle n’était pas humaine » ? La parataxe (absence de mots de liaison) laisse entendre que c’est justement parce qu’elle n’est pas humaine (donc à moitié animale) que c’est un phénomène. Toujours dans la même logique, Maître Gims souligne que c’est un « genre de femme » au vers deux. Il y aurait donc un genre de femme non humaine. Et ce genre de femme, sorte de chèvre anthropomorphe, influencerait l’homme, notamment les délinquants. Maître Gims donne ici une définition qui se veut universelle de l’influence des chèvres anthropomorphes sur l’homme. On notera le parallélisme entre les sirènes, femmes-poisson, et Bella, femme-chèvre.

En réalité, Maître Gims a entraîné l’auditeur à sous-estimer la femme-chèvre jusqu’ici, or c’est justement au vers « sans savoir qu’elle les mène en bateau » que le retournement s’opère. Ce qui semblait passif, débile, jusqu’à présent, devient maître de la situation. Notons que le mot « bateau » reste dans les thèmes campagnards (on s’imagine plus une barque au milieu d’un lac avec la chèvre qui guide les hommes qu’un paquebot au milieu de l’Atlantique). Et la chèvre anthropomorphe devient véritablement maîtresse de la situation puisqu’elle n’a qu’à demander pour qu’aussitôt « on » démarre. Une mise au point est nécessaire ici. Jusqu’à présent, Maître Gims voulait nous faire croire à la passivité et à la débilité relative de cette personne mi-femme, mi-chèvre. En réalité, cette chèvre, s’il elle est chèvre, domine clairement la situation grâce à un charme dont les effets peuvent se rapprocher de ceux des philtres d’amour (comme les sirènes finalement). D’ailleurs, les berrichons, qui la tenaient en laisse (ils ne voulaient pas « la cher-lâ » je vous rappelle), cherchent maintenant à la séduire : « on cherchait […] à devenir son préféré ». Il y a un renversement de la situation. La chèvre n’est plus la proie. Ce sont les éleveurs qui sont sa proie. Maître Gims semble totalement envoûté par cette dame-chèvre (dans « elle n’avait qu’à demander, aussitôt on démarrait », le « on » inclut l’auteur). On peut clairement soupçonner la chèvre-femme de sorcellerie rurale, de manipulation sur les hommes pour les rendre fous. Comment expliquer leur attirance pour un animal mi-homme mi-femme sinon ?

Par extension, on peut se demander en quoi Maître Gims ne serait pas sous hypnose dans cette chanson. Il écrirait ainsi en étant sous l’envoûtement de la chèvre-femme. Cette interprétation est très intéressante dans la mesure où elle pose diverses problématiques telles que : l’artiste a-t-il vraiment un libre-arbitre lorsqu’il écrit ? Le fait que Maître Gims laisse entendre qu’il écrit sous hypnose expliquerait alors un bon nombre d’étrangetés dans le texte. Le fait de vouloir devenir la chaise sous laquelle elle s’assoit par exemple. Qui voudrait être une chaise ?

 

Bêeeeeella.jpeg

« Méfiez-vous des apparences », l’une des moralités possibles de Bella. Maître Gims : un La Fontaine des temps modernes ?

 

[Refrain x2]

[Couplet 2]
Oui, c'est un phénomène qui aime hanter nos rêves
Cette femme était nommée "Bella la peau dorée"
Les femmes la haïssaient, toutes la jalousaient
Mais les hommes ne pouvaient que l'aimer
5. Elle n'était pas d'ici, ni facile, ni difficile
Synonyme de "magnifique", à ses pieds : que des disciples
Qui devenaient vite indécis, tremblants comme des feuilles
Elle te caressait sans même te toucher
Mais quand je la vois danser le soir
10. J'aimerais devenir la chaise sur laquelle elle s’assoit
Ou moins que ça, un moins que rien
Juste une pierre sur son chemin


Dans ce deuxième couplet, Maître Gims semble de plus en plus dépossédé de lui-même. Sous l’influence de la femme-chèvre, il commence à lui attribuer des adjectifs mélioratifs réservés normalement aux femmes de « genre humain » (« la peau dorée »). La femme-chèvre tend à être humanisée ici. Mais comment les autres femmes pourraient haïr cette chèvre anthropomorphe qui manipule l’esprit des hommes ? Eh bien, c’est justement parce que la chèvre concentre toute l’attention des hommes sur elle grâce à un charme fatal, que les autres femmes (humaines pour le coup) en sont jalouses. La négation restrictive dans « les hommes ne pouvaient que l’aimer » souligne le fatum, la fatalité du sort réservé aux garçons. Ils n’ont pas d’autres choix finalement. Maître Gims réfléchit donc sur le libre-arbitre de l’artiste à travers le registre tragique ici, tel un Britannicus soumis à son destin. L’artiste, soumis au fatum consécutif du charme de la chèvre-femme sorcière, n’aurait donc finalement que peu de libre-arbitre. En outre, Maître Gims donne à voir une nouvelle figure de l’ailleurs en poésie, dans le vers cinq. Baudelaire avait déjà exploité l’Ailleurs, dans Parfum exotique en le confrontant à la figure de la femme. Maître Gims s’en inspire très probablement ici : « elle n’était pas d’ici » ; ce qui rajoute au charme destructeur de la chèvre-femme anthropomorphe animalisée. L’auteur commence d’ailleurs à délirer : « elle n’était ni facile ni difficile ». Qu’est-ce une chèvre facile ? Ou même difficile ?! La chanson tombe dans le non-sens de manière proportionnelle au charme opéré sur Maître Gims. La construction érudite de la chanson en devient d’autant plus intéressante. Lorsque l’auteur qualifie Bella de « magnifique » par exemple, la polysémie du mot scinde l’écrit de l’auteur de l’analyse qu’en ferait tout bon auditeur. En effet, Maître Gims, abruti par le charme, emploie probablement magnifique dans le sens « belle, merveilleuse, charmante, sexy », mais le lecteur/auditeur averti saura y voir la racine latine de magnifique, à-savoir magnus, qui signifie « grand, important». La magnifique Bella est maître, Maître Gims esclave (notez le chiasme soulignant la dépendance).

Autre analyse intéressante de ce couplet, l’homme perd de son humanité. Alors qu’on pouvait rire de l’animalisation de Bella, devenue chèvre présumée, Maître Gims objectivise l’homme, le réduit à néant. Les hommes « tremblent comme des feuilles », on aimerait devenir « la chaise sur laquelle elle s’assoit », ou « une pierre sur son chemin ». L’homme s’écrase littéralement sous Bella. Bella est manipulatrice, Bella est sorcière, Bella est démoniaque. Le vers : « elle te caressait sans même te toucher » renvoie à une triste réalité, celle des cas de possessions maléfiques. Nombreux cas de possessions maléfiques berrichons témoignent d’attouchements (souvent sexuels) alors même qu’il n’y a personne. Bella serait donc une entité démoniaque incarnée dans un corps de chèvre terrestre venu faire tourner la tête aux hommes. Elle n’en devient que plus redoutable dans ce cas. Ce couplet marque donc la folie dans laquelle Bella engrène les hommes.


[Refrain x2]

[Couplet 3]
Allez, fais-moi tourner la tête, hé-hé
Tourner la tête, héhé
Rends-moi bête comme mes ieds-p', hé-hé
Bête comme mes ieds-p', héhé
5. J'suis l'ombre de ton ien-ch', hé-hé
L'ombre de ton ien-ch', héhé
Fais-moi tourner la tête, hé-hé
Tourner la tête, héhé
Fais-moi tourner la tête, hé-hé
10. Tourner la tête, héhé
Rends-moi bête comme mes ieds-p', hé-hé
Bête comme mes ieds-p', hé-hé
J'suis l'ombre de ton ien-ch', hé-hé
L'ombre de ton ien-ch', héhé
15. Fais-moi tourner la tête, hé-hé
Tourner la tête, héhé

 

Ce dernier couplet marque le passage définitif de l’auteur dans la folie par sa métatextualité travaillée. Le texte perd de sa valeur, les rimes ne sont plus qu’un simple « béé…béé » sous-entendu dans le « hé-hé ». Maître Gims en vient à vouloir perdre le contrôle de lui-même : « fais-moi tourner la tête ». Il va d’ailleurs se mettre à parler en argot, un argot typiquement campagnard : « comme mes ieds-p ». La chanson devient une chanson chantée par un animal « bête comme mes ieds-p, héhé ». Bête est à pendre dans les deux sens bien entendu. Les quelques références érudites qui résistent au charme s’immiscent dans un contexte de non-sens absolu. « J’suis l’ombre de ton ien-ch » renvoie ainsi évidemment à la chanson de Jacques Brel (Ne me quitte pas), mais le contexte de la référence la rend ridicule. La perte de raison s’accompagne d’une perte de sensibilité artistique. Interprétation confirmée par le vers suivant où cette fois, il n’est plus question de Jacques Brel, mais de Patrick Sébastien : « fais-moi tourner la tête » se construit et rime effectivement de la même manière que : « et on fait tourner les serviettes !!! ». La perte de sens devient explicite, animalisée. Ce n’est plus Maître Gims, maître de ses mots, maître de son propos qui chante, mais un imbécile heureux, soumis au regard charmant d’une chèvre abrutissante. Le texte devient bêtement copié-collé dans les dix derniers vers du dernier couplet (ce qui représente tout de même 62,5% des paroles de ce couplet, soit 10 vers sur 16). Si on enlève les vers qui ne servent que de répétition rythmique, on arrive à 3 vers inventés de toute pièce dans ce dernier couplet par rapport au reste de la chanson, 3 vers sur 16 ! Comment ne pas y voir l’animalisation de Maître Gims, qui bêle ses rimes, peine à inventer de nouveaux vers (3/16 bordel !) et tombe dans le non sens ? La structure de la chanson est hermétique. De l’animalisation de Bella nous sommes passés à l’animalisation de Maître Gims… Alors, était-ce suffisant pour que Maître Gims se libère de l’envoûtement par l’écriture ?



Finalement, Bella, plus qu’une chanson, est un exutoire pour Maître Gims. De même que Cohen écrit Le livre de ma mère pour faire le deuil se sa défunte mère, Maître Gims écrit Bella pour se désenvoûter du charme exercé par Bella. Si elle est chèvre, Bella n’en demeure pas moins similaire à la femme fatale tant son influence sur les hommes est important. Mais si la chanson permet à Maître Gims d’annihiler le charme de Bella, elle pose aussi de solides réflexions sur l’artiste et l’amour. En effet, l’artiste a –t-il un libre arbitre ? L’influence exercée par Bella en vient à déshumaniser la chanson et à faire de Maître Gims un pantin désarticulé bêlant ses paroles plutôt que les chantant. Est-il vraiment libre ? En réalité on peut penser que oui, mais c’est tout l’enjeu de Maître Gims de faire croire que non. On note également l’ambiguïté, tout au long de la chanson, sur le statut de Bella. Est-elle femme, est-elle chèvre ? Maître Gims modernise en un sens la figure de la sirène, femme fatale par excellence. Ulysse avait ses sirènes, mi-femme mi-poisson, Maître Gims a sa Bella mi-femme mi-chèvre. Sauf que là où Ulysse choisit de se faire violence pour résister au charme, Maître Gims met les deux pieds dans le l’eau et se fait animaliser par Bella. Le retournement de la situation tout au long de la chanson apparaît comme spéculatif vis-à-vis de l’histoire d’Ulysse. Que serait-il arrivait à Ulysse s’il avait cédé ? Maître Gims nous apporte la réponse : il serait devenu un animal complet là où les sirènes demeurent mi-femme. Statut de l’artiste, figures mythologiques, perversion de l’amour sont donc les trois piliers de Bella, chanson qui marquera assurément et pour longtemps l’histoire de la littérature française.

 

 

Le jargon :

Accumulation : Action d'accumuler. Dans le cas présent, il y a accumulation de répétitions. 

Anaphore : Répétition d'un même segment ou même mot en début de vers ou de phrase.

Chiasme : Consiste à placer deux groupes de mots dans un ordre inversé. Forme en ABBA.

Métatextualité : Ce qui va au-delà du texte, ce que peut suggérer le texte au-delà de l'interprétation de ce qui est simplement dit. 

Parallélisme : Phrase qui comporte deux parties. Segments de phrase que l'on peut mettre en commun sous une même figure de style. 

Parataxe : Absence de mots de liaison


22/11/2014
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