Le Kakemphateur

Le Kakemphateur

ANDALOUSE - Kendji Girac (2014)

La relation maître esclave est un topos de la littérature. Si Marivaux en a fait son matériau de base avec sa pièce L'île des esclaves, Beckett en souligne l'absurdité dans en Attendant Godot avec Pozzo et Lucky. Au-delà du fictif, Hegel fonde même toute une analyse de cette relation sous le prisme de la dialectique dans sa Phénoménologie de l'esprit. En modernisant la dialectique hégélienne pour proposer une inversion de pouvoir dont l'élément central est le sentiment amoureux, Kendji Girac s'inscrit dans cette lignée lorsqu'il compose Andalouse. Avec en filigrane les influences orientalistes du XIXème siècle, Andalouse nous raconte comment le sentiment amoureux peut conduire un Maître à devenir progressivement dépossédé de lui-même. L'histoire s'articule autour d'une esclave, vraisemblablement sexuelle, et de son Maître, dont la dépossession égotique se réalise à travers une oaristys des plus maladroites. 

Kendji Girac JTM.jpg
 

[Couplet 1]

Tu viens le soir, danser sur des airs de guitares, 
Et puis tu bouges, tes cheveux noirs tes lèvres rouges 
Tu te balances, le reste n'a pas d'importance 
Comme un soleil tu me brûles et me réveilles 
Tu as dans les yeux, le sud et le feu 
Je t'ai dans la peau 

 

Dès le début du texte, un certain rapport de force se met en place. La mystérieuse danseuse - personnage central - est totalement déshumanisée par le narrateur qui n'est autre que son Maître. Ainsi, elle n'est désignée que par le pronom « tu » et n'est décrite qu'à travers ses mouvements de danse. Son rôle consiste de ce fait à danser (v.1) , bouger (v.2) et se balancer (v.3). D'ailleurs, comme le dit Kendji Girac, « le reste n'a pas d'importance ». C'est-à-dire que ses autres qualités (intellectuelles notamment) ne comptent pas, son rôle étant de « danser sur des airs de guitares »(v.1). La déshumanisation est d'autant plus importante que les seules informations sur son physique sont ses « cheveux noirs » et « ses lèvres rouges »(v.2). Le narrateur fait d'elle une vulgaire poupée répondant à ses moindres désirs matérialistes. Cette danseuse vient effectivement danser « le soir », c'est-à-dire tous les soirs car « le » n'est pas vraiment déterminé dans ce contexte, mais aussi sur « des airs de guitares » probablement joués par les autres domestiques. C'est donc d'un spectacle privé et quotidien dont jouit le Maître. 

Ce dernier, aussi impérialiste soit-il, semble néanmoins quelque peu perturbé par la danseuse. Les premières braises du sentiment amoureux se dévoilent ainsi : « Comme un soleil tu me brûles et me réveilles ». Cette comparaison qui fait référence au poème de Paul Eluard Je t'aime (« Tu es le grand soleil/ Qui me monte à la tête »), montre à quel point la danseuse inspire le narrateur. Ce dernier s'adresse d'ailleurs à elle à travers ses vers comme le ferait un troubadour à sa bien-aimée. Sans surprise, il surenchérit donc : « Tu as dans les yeux, le sud et le feu ». Il s'agit d'un décasyllabe, l'un des principaux vers lyriques au Moyen-Age. La thématique amoureuse est donc explicite, d'autant plus que l'image du sud et du feu est inextricablement liée au champ lexical de l'orientalisme et des femmes exotiques. C'est finalement sur une référence à Edith Piaf et sa chanson Je t'ai dans la peau que se clôt la première strophe. Cette référence est sûrement là pour montrer d'une part son désir, mais d'autre part qu'il reste maître de la situation. En effet, que signifie « Je t'ai dans la peau » si ce n'est l'acte de possession (« Je t'ai ») d'une personne dans son intégralité voire dans son intégrité (« dans la peau »). Le Maître, quand bien même amoureux, reste finalement maître de l'esclave. Cette première strophe nous présente donc un Maître despotique et son esclave soumise à travers une scène de danse que l'on devine privée et quotidienne. 

 

[Refrain 1]
Baïla Baïla Oh! 

Toi toi ma belle andalouse, aussi belle que jalouse 
Quand tu danses le temps s'arrête, je perds le nord je perds la tête 
Toi ma belle espagnole, quand tu bouges tes épaules 
Je n'vois plus le monde autour, c'est peut-être ça l'amour. 

 

Le refrain ne contredit pas cette conclusion. Qu'est-ce que le baïla ? Il s'agit d'un genre populaire de musique à danser au Sri Lanka, qui est l'héritage de l'influence portugaise et de l'importation d'esclaves noirs. Pour faire un léger raccourci, il s'agit d'une danse d'esclave noir. Et l'interjection « Oh ! » exprime la joie du Maître de pouvoir jouir en privé de cette danse folklorique. La danseuse est donc vraisemblablement une esclave noire importée. Quoiqu'il en soit, l'utilisation du possessif « ma » au deuxième vers ne dément pas son statut d'esclave. « Toi toi ma belle andalouse, aussi belle que jalouse ». S'il lui laisse entendre qu'elle est « belle » (mais c'est là une tautologie, la beauté étant un critère de sélection chez les esclaves de sexe féminin), le Maître commet toutefois une maladresse dans sa tentative de séduction puisqu'il fait rimer « andalouse » avec « jalouse » au deuxième vers. Le propos, quelque peu raciste, sous-entend que toutes les femmes andalouses sont jalouses, du moins lorsqu'elles sont amoureuses, car il semble en effet penser que son esclave sexuelle est forcément amoureuse de lui, l’impérialiste, le despote, le roi. Ce faisant, il parle en son nom, lui ôtant toute liberté d'expression si ce n'est celle corporelle. 

Kendji Girac en vient même à se considérer comme la mesure de toute chose au troisième vers : « Quand tu danses le temps s'arrête ». Il considère que si sa perception du temps est tronquée, ce n'est pas parce que ses sentiments le perturbent, mais parce que le temps s'arrête réellement lorsqu'elle danse. Se considérer comme la mesure de toute chose est de toute façon un comportement caractéristique des tyrans. Il revient toutefois à une forme de subjectivité en précisant : « je perds le nord je perds la tête ». Ce parallélisme souligne tout simplement son amour et le retournement de situation qui s'annonce. En perdant la tête, le symbole est fort. L'on pense évidemment au roi Louis XVI guillotiné mais aussi au fait que Kendji Girac commence à perdre son statut de dominateur en n'étant plus Maître de lui-même (« Je perds la tête » !). Le possessif « ma » au vers suivant (« Toi ma belle espagnole ») suggère toutefois que le retournement du rapport de force n'est pas encore certain. L'amour ne le déraisonne pas totalement. Est-ce vraiment de l'amour d'ailleurs ? Kendji Girac semble douter : « c'est peut-être ça l'amour ». Le refrain laisse donc entendre quelques faiblesses dans le totalitarisme du narrateur, faiblesses qui apparaissent à travers sa rhétorique mal maîtrisée mais qui n'entraînent pas encore le retournement du rapport de forces tant attendu. 

 

Danseuse privée.jpgL'almée de Jean-Léon Gérôme - "Dais airs d'orient, le sourire et le cour brûlant"

 

[Couplet 2]
Des airs d'orient, le sourire et le cœur brûlant 
Regard ébène, j'aime te voir bouger comme une reine 
Ton corps ondule, déjà mes pensées se bousculent 
Comme la lumière, il n'y a que toi qui m'éclaires 
Tu as dans la voix le chaud et le froid 
Je t'ai dans la peau 

 

Dans cette deuxième strophe, le Maître se révèle davantage dépossédé de lui-même à travers ses vers faussement galants, ce qui a pour effet de créer un personnage certes despotique, mais attachant par sa maladresse. Toujours dans la thématique de l'orientalisme, il s'adresse ainsi à la danseuse à travers des groupes nominaux, et non des phrases complètes types sujet-verbe-complément : « Des airs d'orient, le sourire et le cœur brûlant/Regard ébène ». De plus, cette accumulation est de qualité dégressive, ce qui conduit à un retournement de situation progressif. L'expression « Des airs d'orient » est en effet méliorative et élégante grâce au mot désert que l'on peut entendre en filigrane (« Des airs [désert] d'orient ») alors que « le sourire et le cœur brûlant » sont des images plus communes dans l'idiosyncrasie amoureuse. Le « regard ébène » renvoie même à un non-sens, car cela revient à dire « le regard noir », expression utilisée pour désigner quelqu'un de fâché, qui a un regard noir. Peut-être l'esclave est-elle fâchée, et Kendji Girac, aveuglé par le sentiment amoureux, n'y voit simplement qu'un charme supplémentaire. 

Quoiqu'il en soit, il change ensuite d'approche en la comparant à une reine (« j'aime te voir bouger comme une reine » -v.2), lui faisant ainsi sentir les privilèges auxquels elle aurait droit si elle répondait convenablement à ses attentes. Car certes, elle bouge « comme une reine », mais elle ne l'est définitivement pas et cette comparaison le lui rappelle bien. Au troisième vers, la danseuse est de toute façon encore une fois réduite à sa danse à travers la synecdoque « Ton corps ondule ». Il ne s'agit même plus de la danseuse en tant que personne d'ailleurs, mais de son corps, qui ondule comme un élément indépendant de sa personne. Kendji Girac sous-entend alors très vite ses perverses pensées : « déjà mes pensées se bousculent ». Que signifie-cela ? Quel genre de pensées peut bien survenir face à un corps qui ondule ? « C'est peut-être ça l'amour », répondrait-il. Sans quitter le champ lexical de l'orientalisme, le chanteur poursuit alors sa rhétorique galante : « Comme la lumière, il n'y a que toi qui m'éclaires ». La danseuse semble en effet éclipser toutes les autres (pas pour son intelligence apparemment). Et c'est sur une correspondance qui associe le sens de l'ouïe à celui de la perception du chaud et du froid que se clôt cette strophe : « Tu as dans la voix le chaud et le froid ». Que veut-il dire à travers cette image surréaliste ? Le concept d'une voix froide et chaude est difficilement saisissable. Le Maître s'avère donc bien perturbé par son amour et le dernier vers, « Je t'ai dans la peau », a alors beaucoup moins d'écho que dans le refrain. 


[Refrain 2]
Baïla Baïla Oh! 

Toi toi ma belle andalouse, aussi belle que jalouse 
Quand tu danses le temps s'arrête, je perds le nord je perds la tête 
Toi ma belle espagnole, quand tu bouges tes épaules 
Je n'vois plus le monde autour, c'est peut-être ça l'amour. 
 

[Morceaux de phrases perdues 1]

Oh yé yé yé Oh oh, oh oh (ma belle andalouse...) 
Un, dos, tres, baila 

 

Entre la première et la seconde répétition du refrain, Kendji Girac semble entrer dans une sorte de transe qui le pousse à employer des onomatopées dénuées de sens : « Oh yé yé yé Oh, oh, oh, oh... ». Ses paroles n'ont plus de sens. Il en vient même à s'aliéner dans la langue de son esclave, c'est-à-dire l'espagnol, à travers le : « Un dos, tres, baila ». Cet espagnol des plus basiques est sa dernière tentative pour lui faire comprendre son fol amour. Tentative une nouvelle fois maladroite car sa maîtrise basique de la langue souligne avant tout combien il est béotien et ô combien il constitue justement le stéréotype du tyran béotien. La dialectique hégélienne n'est pas loin de se réaliser. 

 

[Refrain 3 et 4]
Toi toi ma belle andalouse, aussi belle que jalouse 
Quand tu danses le temps s'arrête, je perds le nord je perds la tête 
Toi ma belle espagnole, quand tu bouges tes épaules 
Je n'vois plus le monde autour, c'est peut-être ça l'amour. 

Toi toi ma belle andalouse, aussi belle que jalouse 
Quand tu danses le temps s'arrête, je perd le nord Je perd la tête 
Toi ma belle espagnole, quand tu bouges tes épaules 
Je n'vois plus le monde autour, c'est peut-être ça l'amour.

 

 

C'est finalement sur une répétition insistante du refrain (il y a au total 2 couplets pour 4 refrains), qui n'est d'ailleurs pas sans rappeler le délire similaire de Maître Gims dans Bella, que se conclut le récit. Le tyran n'a définitivement plus aucun contrôle sur lui-même. La danseuse ne lui inspire aucun mot nouveau, il se répète, il insiste, il en devient pesant. Cette répétition mécanique fait de lui une véritable machine, le Maître est devenu esclave de lui-même, la dialectique hégélienne est accomplie.

 

 

 

Pour conclure, Kendji Girac modernise la dialectique hégélienne en faisant de l'élément déclencheur, non pas le fait que l'esclave agisse sur le monde, mais le fait que le Maître puisse développer un amour envers son esclave. Ce faisant, l'artiste souligne ainsi le pouvoir de l'amour et le place au-dessus de tout totalitarisme. Progressivement, le Maître perd alors peu à peu le contrôle de lui-même pour ne devenir qu'une simple machine mue par l'amour. Paul Cohen avait déjà bien compris le pouvoir de ce sentiment dans Le Zahir : « L’amour est une force sauvage. Quand nous essayons de le contrôler, il nous détruit. Quand nous essayons de l’emprisonner, il nous rend esclaves. Quand nous essayons de le comprendre, il nous laisse perdus et confus ». C'est donc sans surprise que l'Andalouse se clôt sur une note plutôt tragique.

 

 


Le jargon :

Oaristys : Entretien amoureux ; Aventure galante.

Décasyllabe : Vers de dix syllabes.

Tautologie : Répétition inutile, volontaire ou non, d'une même idée en différents termes. 

Parallélisme : Phrase qui comporte deux parties ou qui présente un effet de symétrie quelconque.

Idiosyncrasie : Tendance à utiliser un certain lexique selon sa propre tendance d'esprit pour s'exprimer dans une langue donnée. 

Correspondance :  Chez Baudelaire et Rimbaud en particulier, une correspondance est une association entre deux perceptions sensorielles différentes (La Terre est bleue comme une orange par exemple).

Onomatopée : Syllabe dépourvu de sens, proche de l'interjection. 

 

 

Nourriture intellectuelle :

La dialectique hégélienne :  http://fr.wikipedia.org/wiki/Dialectique_du_ma%C3%AEtre_et_de_l%27esclave

Apprendre à danser le Baila : https://www.youtube.com/watch?v=UyAEf8E19ZY



12/12/2014
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