Le Kakemphateur

Le Kakemphateur

La docte variété française


AVENIR - Louane (2015)

Lorsque le héros de L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, écrit par Cervantes au début du XVIIe siècle, fait d’une paysanne de son pays, Dulcinée du Toboso, la dame de ses pensées à qui il jure amour et fidélité, son fol amour s’inscrit dans le genre de la parodie et vise à faire rire le lecteur. Quatre siècles plus tard, en 2015, la jeune poétesse Louane continue de faire vivre le genre parodique à travers sa chanson Avenir. Bien que le public ait reçu l’œuvre comme une « vulgaire » et dramatique chanson d’amour, une relecture attentive du texte permet de cerner le subtil comique derrière l’apparent tragique.

 

Louane.jpg

 

[Couplet 1]

Oh oh, oh oh, oh oh oh 
Oh oh, oh oh, oh oh oh 
Oh oh, oh oh, oh oh oh 
Eheheheheheeee 

 

Louane choisit de choquer son lecteur ou auditeur dès les premières lignes à travers des onomatopées qui ne font pas encore sens dans le texte. Ces réduplications onomatopéiques expriment vraisemblablement, en même temps qu’ils parodient, des sanglots. L’on apprend effectivement par la suite qu’elle vient de rompre avec son « amour ». Bien que la parodie ne soit pas forcément évidente, l’auteur semble déjà se moquer ouvertement des exagérations stylistiques employées par nombreux auteurs lorsqu’il s’agit de parler d’amour. En plus de cet aspect parodique, les « oh » sont répétés sept fois par vers et divisés en trois groupes par le biais des virgules. Les chiffres 7 et 3, tous deux rattachés au symbolisme biblique (7 jours et la divine trinité) octroient au texte une tonalité sérieuse qui contraste avec l’onomatopée « oh » et participe au burlesque. En quelques lignes a priori dénuées de sens, Louane parvient donc à inscrire son texte dans le registre de la  parodie et du burlesque.


[Couplet 2]
Partie loin derrière, 
Sans trop de raison, 
Tu m'as laissé hier, 
La fin de la saison. 
Je ne veux plus savoir, 
On s'est éloignés, 
Tu ne vas plus m'avoir 
Et tout est terminé. 

 

Le premier couplet parodie subtilement la littérature amoureuse. Alors que Louane explique au deuxième vers qu’elle subit la rupture : « Tu m’as laissé hier » ; elle mythifie ensuite la réalité à travers le processus psychologique de la dénégation en employant le pronom « on », ce qui lui donne une part de responsabilité inventée de toute pièce dans ladite rupture : « On s’est éloignés ». Elle prend alors superficiellement le contrôle de la situation : « tu ne vas plus m’avoir », pensant par-là que l’homme qui l’a quitté cherchera à l’avoir de nouveau, ce qui confirme la dénégation dans laquelle Louane se trouve. En résumé, elle explique qu’elle a été quittée, mais finalement qu’elle avait aussi son mot à dire puisqu’ils se sont tous les deux « éloignés » dans un mouvement apparemment réciproque, et enfin, elle prend superficiellement la situation en main à travers un futur prophétique affirmant qu’il ne l’aura plus. 

A cela s’ajoute le non-sens de certains vers comme « tu m’as laissé hier,/ La fin de la saison. » Cette anacoluthe traduit la perte du raisonnement logique certainement causée par le choc émotionnel trop important. La subtilité consiste ici en ce qu’il s’agit d’une parodie et Louane l’assume ouvertement puisqu’après le « oh oh oh » caractéristique des chansons françaises d’amour, elle n’hésite pas à comparer de façon stéréotypée la fin de la relation à « la fin de la saison », d’une manière des plus syntaxiquement maladroites.

 

[Refrain 1]
Oh oh, oh oh, oh oh oh 
Oh oh, oh oh, oh oh oh 
Oh oh, oh oh, oh oh oh 
Eheheheheheeee 

 

Le refrain fait alors davantage sens puisqu’on l’est à présent assurés que ces onomatopées sont la résultante mises en mot du choc émotionnel interne subit par l’artiste. L’air béat, la bouche s’entrouvre pour buller de vulgaires O comme le ferait un poisson dans un bocal. La parodie est ainsi moins implicite qu’au début.  Le "Eheheheheheeee" contraste avec le reste du refrain et marque la reprise en main de l’artiste sur son psyché. La lutte interne dont il est question est résumée en deux syllabes ; le "oh" contre le "eh". Il marque ainsi la transition entre le cri, et le parler qui s’ensuit.

 

 [Couplet 3]
J'espère que tu vas souffrir 

Et que tu vas mal dormir, 
Pendant ce temps j'vais écrire, 
Pour demain, l'avenir! 
Pour demain, l'avenir.. 

 

A l’image d’Orelsan qui chante Sale Pute pour exprimer la rancœur d’un mal-aimé envers sa promise échappée, Louane exprime sa détresse à travers des aphorismes ravageurs. Elle souhaite à son ancien amour de « mal dormir » et de « souffrir ». Ayant probablement en tête Le monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer, Louane se réfère sûrement au passage suivant dans cette strophe : « il y a ainsi des rapports étroits entre la méchanceté et l’esprit de vengeance, qui rend le mal pour le mal, non pas avec un souci de l’avenir, ce qui est la caractéristique du châtiment, mais simplement en songeant à ce qui arrivé, au passé, en voyant dans le mal qu’il inflige non un moyen, mais un but, et en cherchant dans la souffrance d’autrui un apaisement de la nôtre. »

Le comique vient ici du fait que Louane illustre l’éloquente citation susnommée à : « J’espère que tu vas souffrir/ Et que tu vas mal dormir. ».

 

[Couplet 4]
Partie pour un soir, 
Juste lui parler, 
Au fond d'un couloir 
Tu voulais allé-é. 
Hypocrisie d'un soir, 
Les verres sont cassés. 
Envolés les espoirs 
Et nos cœurs défoncés. 

 

C’est alors que la parodie, qui jusqu’ici n’était pas vraiment explicite, le devient. Il s’avère en effet que Louane ne parle pas réellement d’un grand amour mais simplement de la rencontre d’un soir. La scène se passe probablement durant une soirée festive puisque l’artiste mentionne bien qu’il s’agit simplement « d’un soir » : « Partie pour un soir » ; « Hypocrisie d’un soir ». Elle s’est donc tout simplement laissée charmer par le Don Juan de la soirée et regrette sa naïveté. Ce dernier voulait d’ailleurs aller « au fond d’un couloir ». Les intentions semblent assez claires. Si Louane le traite d’hypocrite (« hypocrisie d’un soir »), c’est parce qu’elle est restée trop naïve et a placé trop d’espoir en cette rencontre (« envolés les espoirs »). Encore une fois, elle refuse de considérer qu’elle est la seule à subir la rupture et parle au pluriel lorsqu’elle mentionne les cœurs défoncés : « Envolés les espoirs/ Et nos cœurs défoncés. » C’est plutôt cela qui est hypocrite puisque si son Don Juan voulait simplement aller au fond d’un couloir, son cœur à lui ne doit pas être trop abîmé. C’est aussi cela qui constitue la subtilité de la parodie d’amour.

 

Tinder Louane Justin Bieber.jpgLouane semble chanter pour le "coup d'un soir". S'agit-il d'une rencontre Tinder? (Ceci n'est pas un placement de produit, je répète, ceci n'est pas un placement de produit, gardez-votre calme et respirez profondément)

 

[Refrain 2]
Oh oh, oh oh, oh oh oh 
Oh oh, oh oh, oh oh oh 
Oh oh, oh oh, oh oh oh 
Eheheheheheeee 

J'espère que tu vas souffrir 
Et que tu vas mal dormir, 
Pendant ce temps j'vais écrire, 
Pour demain, l'avenir! 
Pour demain, l'avenir..

 

[Couplet 5]
Partie seule dans la rue, 
Je cherche mon chemin. 
Je n'le trouve plus, 
Il me parait bien loin. 
Je t'ai oublié, 
Tu n'me fais plus rien. 
Et je pars voyager 
En pensant à demain. 

 

Louane retourne ensuite dans des réflexes psychologiques caractéristiques des personnalités instables. Elle part ainsi « seule dans la rue » et « cherche [s]on chemin ». En d’autres termes, elle vagabonde, à la recherche d’un probable et quelconque avenir. Alors qu’elle répète depuis le début du texte qu’elle va écrire « pour demain, l’avenir », elle admet finalement ici qu’elle cherche simplement son avenir et qu’un coup de plume magique apparaît impuissant pour le trouver. Elle n’a pas d’avenir en vue. L’artiste affirme alors qu’elle a oublié son Roméo : « Je t’ai oublié ». Encore une fois, l’on se situe ici dans la dénégation la plus totale puisqu’elle lui consacre une chanson entière et s’adresse à lui tout au long de la chanson : « J’espère que tu vas souffrir,/Et que tu vas mal dormir. ». Ce Roméo, qui « n’[l]ui fai[t] plus rien », lui défonce tout de même le cœur et la fait chanter une chanson. Ce « rien », ne renvoie-t-il d’ailleurs pas à la chanson en elle-même, c’est-à-dire à l’Avenir (titre de la chanson) ? Le rien ne désigne-t-il pas alors l’avenir de l’artiste ?

Bien entendu, tout cela s’inscrit encore dans le registre parodique, et, de même que Louane sublime le sentiment amoureux, elle sublime également la moindre de ses actions. L’errance urbaine devient alors un « voyage » (« Partie seule dans la rue,/ Je cherche mon chemin […] Et je pars voyager »). L’artiste s’efforce de dramatiser la rencontre d’un soir.

 

[Refrain 3]
Oh oh, oh oh, oh oh oh 
Oh oh, oh oh, oh oh oh 
Oh oh, oh oh, oh oh oh 
Eheheheheheeee 

J'espère que tu vas souffrir 
Et que tu vas mal dormir, 
Pendant ce temps j'vais écrire, 
Pour demain, l'avenir! 
Pour demain, l'avenir.. 

 

[Couplet 6]
Partie loin derrière 
Sans trop de raison 
Tu m'as laissée hier 
La fin de la saison 

 

L’artiste termine sur la répétition des refrains et couplets précédents car c’est seulement maintenant, après analyse, que chaque vers fait totalement sens. Si elle souhaite à son Roméo de souffrir, il apparaît qu’elle est la principale victime. « Demain, l’avenir » désigne le lendemain après la soirée, et en même temps le rien de sa quête. L’ensemble des strophes reprend finalement nombreux topoï de la poésie amoureuse. La mise en mot de la frustration, des considérations schopenhaueriennes, de la rencontre avortée d’un soir participe au comique de la chanson.

 

 

Pour conclure, Louane parodie subtilement la poésie amoureuse en sublimant la frustration de sa rencontre d’un soir. Ce faisant, elle reprend nombreux topoï de la littérature amoureuse et dramatise ce qui n’est pas dramatique en soi. Le texte gravite ainsi autour d’un coup d’un soir et, entre dénégation et sublimation, Louane se moque d’elle-même sous couvert de la parodie burlesque. Cet aspect essentiel du texte, qui demande une relecture attentive, avait jusqu’alors échappé au grand public. 

 

 

Le jargon:

Réduplication: Répétition de mots qui sont placés côte à côte

Parodie: "Stratégie de réinvestissement d'un texte ou d'un genre de discours dans d'autres" selon Dominique Maingeneau. Sinon, on peut définir cela comme la réécriture plus ou moins fidèle d'un texte (ou autre) sous un angle à la fois critique et comique. 

Burlesque: Décalage (ou confusion volontaire) entre grandeur et petitesse. 

Mythifier: Mentir dans l'objectif de donner plus de grandiloquence à quelque chose ou quelqu'un. Ne pas confondre avec mystifier qui signifie "abuser de la crédulité de quelqu'un pour s'amuser à ses dépens". 

Dénégation: Action de dénier. 

Anacoluthe: Rupture dans la construction syntaxique attendue de la phrase. Le début de la phrase annonce une construction qui sera abandonnée en cours de route. Exemple: "Le nez de Cléopâtre: s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé." (extrait des Pensées de Pascal). 

Psyché: Esprit, principe pensant ; Ensemble des manifestations conscientes et inconscientes d'un individu. 

Aphorisme: Courte phrase exprimant un principe ou un concept de pensée.

Sublimer (psychologie): Détourner une pulsion de son but premier vers un autre but plus valorisé socialement. Ne pas céder à la haine sous la forme de violence par exemple, et l'exprimer (la sublimer) dans une peinture. 

Topos: Thème récurrent en littérature (pluriel = topoï). 

 

Pour aller plus loin:

- Prenez la deuxième à droite. 


08/07/2015
0 Poster un commentaire

TOURNER LES SERVIETTES - Patrick Sébastien (2001)

Le principe carnavalesque tel que le décrit le théoricien littéraire Mikhaïl Bakhtine dans son ouvrage François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance consiste en l’inversion des hiérarchies et des valeurs. C’est probablement ce concept que Patrick Sébastien a en tête lorsqu’il compose sa chanson Tourner les serviettes. A travers une rhétorique faussement inane, l’auteur français en vient en effet à faire l’éloge de la jobarderie, du crétinisme et de l’inculture. Patrick Sébastien inverse ainsi les valeurs traditionnelles en donnant la parole à un narrateur certes oisif et vraisemblablement alcoolique, mais heureux de l’être. Et c’est bien là l’une des complexités du texte qui associe en creux l’inintelligence au bonheur. Jusqu’où le principe carnavalesque est-il alors appliqué dans Tourner les serviettes ?

Patrick Sébastien BG.jpg

 

 [Couplet 1]

On n'est pas allés à l'école
On est de la classe de ceux qui rigolent
On sait bien que la vie est brève
On y met du rire et du rêve
Dans les dîners en ville on n'est pas très brillants
Mais on finit toujours en chantant

 

C’est une première strophe à valeur d’éthopée qui ouvre le texte. Nous y sont présentés à la fois le groupe social auquel appartient le narrateur mais aussi implicitement le groupe social à qui s’adresse le texte (il s’agit du même). L’anaphore en « on » sur les quatre premiers vers permet au lecteur ou à l’auditeur de s'identifier rapidement au narrateur. Ainsi, les acteurs de la chanson et les personnes à qui cette chanson s’adresse (à un premier niveau de lecture tout du moins) sont ceux qui ne sont pas « allés à l’école », « ceux qui rigolent » (au fond de la classe) et ceux qui charivarissent les restaurants (« Dans les dîners en ville on n’est pas très brillants / Mais on finit toujours en chantant »). Est donc ciblée ici une catégorie sociale en marge des règles basiques de savoir-vivre et des attentes de la société.  En un mot comme en cent, Patrick Sébastien s’identifie, s’adresse et décrit une sorte de glandouilleur alcoolique. A noter toutefois qu’au vers 5 (« Dans les dîners en ville on n’est pas très brillants »), l’auteur utilise un alexandrin parfait, coupé à la césure, qui contraste formellement avec l’idée que transmet le vers. La forme parfaite de l’alexandrin en opposition avec ce qu’il dit (l’auteur appartiendrait à une catégorie sociale béotienne) explicite alors l’inversion des valeurs qui s’opère et qui se résume à travers le principe carnavalesque.


[Refrain]
Et on fait tourner les serviettes
Comm' des petites girouettes
Ça nous fait du vent dans les couettes
C'est bête, c'est bête
Mais c'est bon pour la tête
x2

 

L’éthopée étant établie, Patrick Sébastien décrit ensuite dans le refrain le comportement de ces « glandouilleurs alcooliques ». Le geste symbolique, qui a donné le titre à la chanson, est celui de faire tourner les serviettes (« Et on fait tourner les serviettes » commence le refrain). Ce mouvement de chaos, d’anarchie, de désordre est un pied-de-nez aux conventions. L’auteur reprend les codes cyniques à l’instar d’un Diogène des temps modernes, tout en respectant le principe carnavalesque en associant notamment le tournoiement des « serviettes » au tournoiement d’une « girouette ». Les serviettes, qui constituent un objet de basse valeur (on s’en sert pour s’essuyer, se nettoyer) sont effectivement comparées aux girouettes, objets de haute valeur (située en hauteur, plus haut point d’un bâtiment).  Peu après, le narrateur reconnaît que faire tournoyer les serviettes « c’est bête, c’est bête ». Ce rapport décomplexé envers sa propre inintelligence est également carnavalesque. La concession est toutefois de courte durée puisqu’il justifie ce comportement par le fait que ce soit « bon pour la tête ». Autrement dit, faire tourner les serviettes permet de se vider la tête. Mais n’étant pas allées à l’école et chantant dans les bars, sont-ce réellement ces personnes qui ont besoin de se « vider la tête » en faisant tourner les serviettes ? Pourquoi l’acte carnavalesque anarchique est-il réservé au bas-peuple ?

 

[Couplet 2]
Et tous les grincheux
On s'en fout et
Tous les envieux
On s'en fout
Tous les prétentieux
On s'en fout
Les gens trop sérieux
On s'en fout

 

La chanson prend alors une tournure quelque peu manichéenne. Le monde se voit divisé en deux catégories, les « glandouilleurs alcooliques » d’une part et les « grincheux », les « envieux » (de quoi ?), les « prétentieux » et « les gens trop sérieux » d’autre part. Pour le narrateur, on appartient ainsi à l’une de ces catégories si nous ne sommes pas nous-mêmes un ivrogne béotien. Notre profil est forcément négatif si nous ne sommes pas du côté des chanteurs. Le rythme binaire souligne bien l’opposition manichéenne qui se forme ici. Opposition néanmoins toute relative puisque le narrateur et son groupe social « s’en fout[ent] ». Mais encore une fois, le principe carnavalesque est bien présent puisque le dubitatif devient nécessairement un « grincheux », le pessimiste un « envieux », le critique un « prétentieux » et l’intellectuel quelqu’un de « trop sérieux ». Les valeurs positives deviennent  des valeurs négatives.  

Et la serviette.jpgTourner les serviettes, une solution face à la dépression? 

 

[Couplet 3]
Le bonheur à perpétuité
La terre entière veut connaître le secret
Mêm'le chef qui est à l'Elysée
Pour savoir nous a invité
Monsieur le Président merci pour le repas
Il suffit simplement de fair' ça

 

Après cette attaque verbale aux potentiels « détracteurs » de la chanson, les joyeux lurons reprennent leur chant. Le narrateur et ses acolytes placent alors des intentions en la terre qui n’existent pas. « La terre entière veut connaître le secret » du « bonheur à perpétuité ». Ils soutiennent ainsi que le bonheur est accessible et désiré par tous, et qu’il suffit de faire tourner les serviettes au-dessus de sa tête pour atteindre cet état de béatitude permanent. Peu d’intellectuels seraient d’accord avec cela mais dans la logique du principe carnavalesque, la parole est donnée aux béotiens. Ils se vantent d’ailleurs ensuite d’avoir été invités par « Monsieur le Président », « Mêm’le chef qui est à l’Elysée / Pour savoir nous a invité ». L’adverbe « même » place d’ailleurs le Président français au-delà de « la terre entière » (principe carnavalesque). Le texte en devient d’autant plus franco-centrique.  En outre, quel président de la république inviterait des analphabètes enivrés pour découvrir leur secret du bonheur ? Du carnaval au délire, il ne semble alors n’y avoir qu’un pas.

 

[Refrain]
Et on fait tourner les serviettes
Comm' des petites girouettes
Ça nous fait du vent dans les couettes
C'est bête, c'est bête
Mais c'est bon pour la tête
X2

 

[Couplet 4]
Et tous les ronchons
On s'en fout
Les donneurs de l'çon
On s'en fout
Les grand's opinions
On s'en fout
Les tristes et les cons
On s'en fout

 

Quoiqu’il en soit, Patrick Sébastien reprend ensuite la catégorisation simpliste des possibles « détracteurs » de la chanson. Ceux qui ne sont pas d’accord avec le message sont ainsi des « grincheux », des « envieux », des « prétentieux », des « gens trop sérieux », des « ronchons », des « donneurs de l’çon », des gens de « grand’s opinions » ou bien des « tristes et [d]es cons ». De fait, pour peu que le lecteur ou l’auditeur soit critique à l’égard de la pertinence du texte, il est considéré comme triste, grincheux et con. Outre ce regard manichéen des plus simplistes, le vers 7 « Les tristes et les cons » est particulièrement intéressant en ce qu’il est paradoxal. En effet, comment définir un « con » ? Le sens le plus usité est celui de « personne peu intelligente, stupide, désagréable ». Or, le narrateur, Patrick Sébastien, et ses acolytes n’apparaissent pas comme des plus intelligents à travers les paroles. Ils reconnaissent eux-mêmes que « c’est bête, c’est bête » de faire tourner les serviettes. Est-ce à dire qu’ils « s’en fout[ent] » d’eux-mêmes ? Très probablement et c’est là l’ultime pointe cynique de la chanson. En se considérant eux-mêmes comme cons mais heureux et insouciants, ils se prémunissent de toute critique. Et c’est peut-être là la plus grande richesse de la chanson, se prémunir de la critique en étant faussement critique de soi-même. La rhétorique est ainsi plus habile qu’il n’y paraît.


[Refrain]
Et on fait tourner les serviettes
Comm' des petites girouettes
Ça nous fait du vent dans les couettes
C'est bête, c'est bête
Mais c'est bon pour la tête

 

[Injonction de mec bourré]
ET ALLEZ !!!!

 

C’est finalement sur cet impératif « ET ALLEZ !!! » que se clôt le texte. Allez où ? Faire quoi ? Tourner les serviettes ? La chanson invite à un cycle infernal ininterrompu. Elle ne se clôt pas vraiment mais s’ouvre sur la perpétuité du mouvement rotatif de la serviette. Patrick Sébastien apparaît finalement comme le gourou d’une secte ayant révélé au monde le secret du bonheur, le secret du tournoiement des serviettes sous le principe carnavalesque. Le refrain s’ancre rapidement dans les mémoires grâce à l’utilisation d’un présent gnomique, de vérité générale : « C’est bête c’est bête / Mais c’est bon pour la tête ». Tout le monde peut être heureux à présent, mais pour cela, il faut une serviette.  

 

Patrick Sébastien donne ainsi un renouveau au principe carnavalesque en mettant en scène un groupe social généralement ignoré par les intellectuels, à savoir les « glandouilleurs alcooliques », et qui affichent aux yeux de tous un bonheur simple mais accessible. Mais ce bonheur accessible exige des concessions de raisonnements et oblige qui veut être heureux à se limiter à une vision simpliste et manichéenne du monde comme nous l’avons démontré. Intelligence et bonheur ne semblent alors pas faire bon ménage. Ceci étant dit, le narrateur, à une seconde lecture, s’avère bien plus intelligent qu'il n'y paraît car il parvient à désamorcer toute critique à son encontre – et à l’encontre de ses acolytes – en reconnaissant agir bêtement, tel un « con » (ou un béotien) tout en soulignant qu’il n’en a "rien à foutre". De ce fait, le principe carnavalesque n’est que d’apparence. L'écrit nous laisse alors face à cette vertigineuse question: un ivrogne déscolarisé est-il forcément stupide à défaut d’être malheureux ?


Le jargon:

Inane : Adjectivisation du substantif inanité, qui signifie vide, creux.

Ethopée : Portrait psychologique, moral.

Anaphore : Répétition d'un mot ou d'un groupe de mots en début de vers. 

Césure : Coupure d'un vers, sorte de repos dans un vers. 

Béotien : Personne qui n'a pas d'attirance pour les disciplines intellectuelles. 

Gnomique : Synonyme de vérité générale. 

 

S'enrichir:

Le principe carnavalesquehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Carnavalesque

Site officiel de Patrick Sébastienhttp://www.patricksebastien.fr/


11/03/2015
4 Poster un commentaire

ANDALOUSE - Kendji Girac (2014)

La relation maître esclave est un topos de la littérature. Si Marivaux en a fait son matériau de base avec sa pièce L'île des esclaves, Beckett en souligne l'absurdité dans en Attendant Godot avec Pozzo et Lucky. Au-delà du fictif, Hegel fonde même toute une analyse de cette relation sous le prisme de la dialectique dans sa Phénoménologie de l'esprit. En modernisant la dialectique hégélienne pour proposer une inversion de pouvoir dont l'élément central est le sentiment amoureux, Kendji Girac s'inscrit dans cette lignée lorsqu'il compose Andalouse. Avec en filigrane les influences orientalistes du XIXème siècle, Andalouse nous raconte comment le sentiment amoureux peut conduire un Maître à devenir progressivement dépossédé de lui-même. L'histoire s'articule autour d'une esclave, vraisemblablement sexuelle, et de son Maître, dont la dépossession égotique se réalise à travers une oaristys des plus maladroites. 

Kendji Girac JTM.jpg
 

[Couplet 1]

Tu viens le soir, danser sur des airs de guitares, 
Et puis tu bouges, tes cheveux noirs tes lèvres rouges 
Tu te balances, le reste n'a pas d'importance 
Comme un soleil tu me brûles et me réveilles 
Tu as dans les yeux, le sud et le feu 
Je t'ai dans la peau 

 

Dès le début du texte, un certain rapport de force se met en place. La mystérieuse danseuse - personnage central - est totalement déshumanisée par le narrateur qui n'est autre que son Maître. Ainsi, elle n'est désignée que par le pronom « tu » et n'est décrite qu'à travers ses mouvements de danse. Son rôle consiste de ce fait à danser (v.1) , bouger (v.2) et se balancer (v.3). D'ailleurs, comme le dit Kendji Girac, « le reste n'a pas d'importance ». C'est-à-dire que ses autres qualités (intellectuelles notamment) ne comptent pas, son rôle étant de « danser sur des airs de guitares »(v.1). La déshumanisation est d'autant plus importante que les seules informations sur son physique sont ses « cheveux noirs » et « ses lèvres rouges »(v.2). Le narrateur fait d'elle une vulgaire poupée répondant à ses moindres désirs matérialistes. Cette danseuse vient effectivement danser « le soir », c'est-à-dire tous les soirs car « le » n'est pas vraiment déterminé dans ce contexte, mais aussi sur « des airs de guitares » probablement joués par les autres domestiques. C'est donc d'un spectacle privé et quotidien dont jouit le Maître. 

Ce dernier, aussi impérialiste soit-il, semble néanmoins quelque peu perturbé par la danseuse. Les premières braises du sentiment amoureux se dévoilent ainsi : « Comme un soleil tu me brûles et me réveilles ». Cette comparaison qui fait référence au poème de Paul Eluard Je t'aime (« Tu es le grand soleil/ Qui me monte à la tête »), montre à quel point la danseuse inspire le narrateur. Ce dernier s'adresse d'ailleurs à elle à travers ses vers comme le ferait un troubadour à sa bien-aimée. Sans surprise, il surenchérit donc : « Tu as dans les yeux, le sud et le feu ». Il s'agit d'un décasyllabe, l'un des principaux vers lyriques au Moyen-Age. La thématique amoureuse est donc explicite, d'autant plus que l'image du sud et du feu est inextricablement liée au champ lexical de l'orientalisme et des femmes exotiques. C'est finalement sur une référence à Edith Piaf et sa chanson Je t'ai dans la peau que se clôt la première strophe. Cette référence est sûrement là pour montrer d'une part son désir, mais d'autre part qu'il reste maître de la situation. En effet, que signifie « Je t'ai dans la peau » si ce n'est l'acte de possession (« Je t'ai ») d'une personne dans son intégralité voire dans son intégrité (« dans la peau »). Le Maître, quand bien même amoureux, reste finalement maître de l'esclave. Cette première strophe nous présente donc un Maître despotique et son esclave soumise à travers une scène de danse que l'on devine privée et quotidienne. 

 

[Refrain 1]
Baïla Baïla Oh! 

Toi toi ma belle andalouse, aussi belle que jalouse 
Quand tu danses le temps s'arrête, je perds le nord je perds la tête 
Toi ma belle espagnole, quand tu bouges tes épaules 
Je n'vois plus le monde autour, c'est peut-être ça l'amour. 

 

Le refrain ne contredit pas cette conclusion. Qu'est-ce que le baïla ? Il s'agit d'un genre populaire de musique à danser au Sri Lanka, qui est l'héritage de l'influence portugaise et de l'importation d'esclaves noirs. Pour faire un léger raccourci, il s'agit d'une danse d'esclave noir. Et l'interjection « Oh ! » exprime la joie du Maître de pouvoir jouir en privé de cette danse folklorique. La danseuse est donc vraisemblablement une esclave noire importée. Quoiqu'il en soit, l'utilisation du possessif « ma » au deuxième vers ne dément pas son statut d'esclave. « Toi toi ma belle andalouse, aussi belle que jalouse ». S'il lui laisse entendre qu'elle est « belle » (mais c'est là une tautologie, la beauté étant un critère de sélection chez les esclaves de sexe féminin), le Maître commet toutefois une maladresse dans sa tentative de séduction puisqu'il fait rimer « andalouse » avec « jalouse » au deuxième vers. Le propos, quelque peu raciste, sous-entend que toutes les femmes andalouses sont jalouses, du moins lorsqu'elles sont amoureuses, car il semble en effet penser que son esclave sexuelle est forcément amoureuse de lui, l’impérialiste, le despote, le roi. Ce faisant, il parle en son nom, lui ôtant toute liberté d'expression si ce n'est celle corporelle. 

Kendji Girac en vient même à se considérer comme la mesure de toute chose au troisième vers : « Quand tu danses le temps s'arrête ». Il considère que si sa perception du temps est tronquée, ce n'est pas parce que ses sentiments le perturbent, mais parce que le temps s'arrête réellement lorsqu'elle danse. Se considérer comme la mesure de toute chose est de toute façon un comportement caractéristique des tyrans. Il revient toutefois à une forme de subjectivité en précisant : « je perds le nord je perds la tête ». Ce parallélisme souligne tout simplement son amour et le retournement de situation qui s'annonce. En perdant la tête, le symbole est fort. L'on pense évidemment au roi Louis XVI guillotiné mais aussi au fait que Kendji Girac commence à perdre son statut de dominateur en n'étant plus Maître de lui-même (« Je perds la tête » !). Le possessif « ma » au vers suivant (« Toi ma belle espagnole ») suggère toutefois que le retournement du rapport de force n'est pas encore certain. L'amour ne le déraisonne pas totalement. Est-ce vraiment de l'amour d'ailleurs ? Kendji Girac semble douter : « c'est peut-être ça l'amour ». Le refrain laisse donc entendre quelques faiblesses dans le totalitarisme du narrateur, faiblesses qui apparaissent à travers sa rhétorique mal maîtrisée mais qui n'entraînent pas encore le retournement du rapport de forces tant attendu. 

 

Danseuse privée.jpgL'almée de Jean-Léon Gérôme - "Dais airs d'orient, le sourire et le cour brûlant"

 

[Couplet 2]
Des airs d'orient, le sourire et le cœur brûlant 
Regard ébène, j'aime te voir bouger comme une reine 
Ton corps ondule, déjà mes pensées se bousculent 
Comme la lumière, il n'y a que toi qui m'éclaires 
Tu as dans la voix le chaud et le froid 
Je t'ai dans la peau 

 

Dans cette deuxième strophe, le Maître se révèle davantage dépossédé de lui-même à travers ses vers faussement galants, ce qui a pour effet de créer un personnage certes despotique, mais attachant par sa maladresse. Toujours dans la thématique de l'orientalisme, il s'adresse ainsi à la danseuse à travers des groupes nominaux, et non des phrases complètes types sujet-verbe-complément : « Des airs d'orient, le sourire et le cœur brûlant/Regard ébène ». De plus, cette accumulation est de qualité dégressive, ce qui conduit à un retournement de situation progressif. L'expression « Des airs d'orient » est en effet méliorative et élégante grâce au mot désert que l'on peut entendre en filigrane (« Des airs [désert] d'orient ») alors que « le sourire et le cœur brûlant » sont des images plus communes dans l'idiosyncrasie amoureuse. Le « regard ébène » renvoie même à un non-sens, car cela revient à dire « le regard noir », expression utilisée pour désigner quelqu'un de fâché, qui a un regard noir. Peut-être l'esclave est-elle fâchée, et Kendji Girac, aveuglé par le sentiment amoureux, n'y voit simplement qu'un charme supplémentaire. 

Quoiqu'il en soit, il change ensuite d'approche en la comparant à une reine (« j'aime te voir bouger comme une reine » -v.2), lui faisant ainsi sentir les privilèges auxquels elle aurait droit si elle répondait convenablement à ses attentes. Car certes, elle bouge « comme une reine », mais elle ne l'est définitivement pas et cette comparaison le lui rappelle bien. Au troisième vers, la danseuse est de toute façon encore une fois réduite à sa danse à travers la synecdoque « Ton corps ondule ». Il ne s'agit même plus de la danseuse en tant que personne d'ailleurs, mais de son corps, qui ondule comme un élément indépendant de sa personne. Kendji Girac sous-entend alors très vite ses perverses pensées : « déjà mes pensées se bousculent ». Que signifie-cela ? Quel genre de pensées peut bien survenir face à un corps qui ondule ? « C'est peut-être ça l'amour », répondrait-il. Sans quitter le champ lexical de l'orientalisme, le chanteur poursuit alors sa rhétorique galante : « Comme la lumière, il n'y a que toi qui m'éclaires ». La danseuse semble en effet éclipser toutes les autres (pas pour son intelligence apparemment). Et c'est sur une correspondance qui associe le sens de l'ouïe à celui de la perception du chaud et du froid que se clôt cette strophe : « Tu as dans la voix le chaud et le froid ». Que veut-il dire à travers cette image surréaliste ? Le concept d'une voix froide et chaude est difficilement saisissable. Le Maître s'avère donc bien perturbé par son amour et le dernier vers, « Je t'ai dans la peau », a alors beaucoup moins d'écho que dans le refrain. 


[Refrain 2]
Baïla Baïla Oh! 

Toi toi ma belle andalouse, aussi belle que jalouse 
Quand tu danses le temps s'arrête, je perds le nord je perds la tête 
Toi ma belle espagnole, quand tu bouges tes épaules 
Je n'vois plus le monde autour, c'est peut-être ça l'amour. 
 

[Morceaux de phrases perdues 1]

Oh yé yé yé Oh oh, oh oh (ma belle andalouse...) 
Un, dos, tres, baila 

 

Entre la première et la seconde répétition du refrain, Kendji Girac semble entrer dans une sorte de transe qui le pousse à employer des onomatopées dénuées de sens : « Oh yé yé yé Oh, oh, oh, oh... ». Ses paroles n'ont plus de sens. Il en vient même à s'aliéner dans la langue de son esclave, c'est-à-dire l'espagnol, à travers le : « Un dos, tres, baila ». Cet espagnol des plus basiques est sa dernière tentative pour lui faire comprendre son fol amour. Tentative une nouvelle fois maladroite car sa maîtrise basique de la langue souligne avant tout combien il est béotien et ô combien il constitue justement le stéréotype du tyran béotien. La dialectique hégélienne n'est pas loin de se réaliser. 

 

[Refrain 3 et 4]
Toi toi ma belle andalouse, aussi belle que jalouse 
Quand tu danses le temps s'arrête, je perds le nord je perds la tête 
Toi ma belle espagnole, quand tu bouges tes épaules 
Je n'vois plus le monde autour, c'est peut-être ça l'amour. 

Toi toi ma belle andalouse, aussi belle que jalouse 
Quand tu danses le temps s'arrête, je perd le nord Je perd la tête 
Toi ma belle espagnole, quand tu bouges tes épaules 
Je n'vois plus le monde autour, c'est peut-être ça l'amour.

 

 

C'est finalement sur une répétition insistante du refrain (il y a au total 2 couplets pour 4 refrains), qui n'est d'ailleurs pas sans rappeler le délire similaire de Maître Gims dans Bella, que se conclut le récit. Le tyran n'a définitivement plus aucun contrôle sur lui-même. La danseuse ne lui inspire aucun mot nouveau, il se répète, il insiste, il en devient pesant. Cette répétition mécanique fait de lui une véritable machine, le Maître est devenu esclave de lui-même, la dialectique hégélienne est accomplie.

 

 

 

Pour conclure, Kendji Girac modernise la dialectique hégélienne en faisant de l'élément déclencheur, non pas le fait que l'esclave agisse sur le monde, mais le fait que le Maître puisse développer un amour envers son esclave. Ce faisant, l'artiste souligne ainsi le pouvoir de l'amour et le place au-dessus de tout totalitarisme. Progressivement, le Maître perd alors peu à peu le contrôle de lui-même pour ne devenir qu'une simple machine mue par l'amour. Paul Cohen avait déjà bien compris le pouvoir de ce sentiment dans Le Zahir : « L’amour est une force sauvage. Quand nous essayons de le contrôler, il nous détruit. Quand nous essayons de l’emprisonner, il nous rend esclaves. Quand nous essayons de le comprendre, il nous laisse perdus et confus ». C'est donc sans surprise que l'Andalouse se clôt sur une note plutôt tragique.

 

 


Le jargon :

Oaristys : Entretien amoureux ; Aventure galante.

Décasyllabe : Vers de dix syllabes.

Tautologie : Répétition inutile, volontaire ou non, d'une même idée en différents termes. 

Parallélisme : Phrase qui comporte deux parties ou qui présente un effet de symétrie quelconque.

Idiosyncrasie : Tendance à utiliser un certain lexique selon sa propre tendance d'esprit pour s'exprimer dans une langue donnée. 

Correspondance :  Chez Baudelaire et Rimbaud en particulier, une correspondance est une association entre deux perceptions sensorielles différentes (La Terre est bleue comme une orange par exemple).

Onomatopée : Syllabe dépourvu de sens, proche de l'interjection. 

 

 

Nourriture intellectuelle :

La dialectique hégélienne :  http://fr.wikipedia.org/wiki/Dialectique_du_ma%C3%AEtre_et_de_l%27esclave

Apprendre à danser le Baila : https://www.youtube.com/watch?v=UyAEf8E19ZY


12/12/2014
2 Poster un commentaire

L'EFFET DE SERRE - Shy'm (2014)

La solitude, nombreux auteurs en ont fait leur matériau de base. De Rousseau avec Les rêveries du promeneur solitaire au romantisme hugolien avec notamment Les Contemplations en passant par Nature de Emerson, la solitude a inspiré et continue d'inspirer nombreux auteurs. Shy'm, avec la sortie de son album Solitaire, s'avère ainsi suivre les traces des romantiques en s'appropriant le thème. Dans sa chanson L'effet de serre, la jeune artiste se propose en effet d'incarner un personnage associable et solitaire qui espère changer sa situation en résolvant un conflit interne entre sa peur du contact et son désir de sociabilisation. Cette expression d'un « moi » divisé nous amène à nous demander dans quelle mesure les paroles de Shy'm, en proie au mal-être de la solitude, se veulent elles incluses dans le processus de sa sociabilisation. En quoi le chant symbolise-t-il pour elle un premier pas vers le changement ?

 

Shy'm.jpeg

 

[Couplet1]

J'ai mal à l'âme 
J'ai mal à l'homme 
Je suis solitaire 
Je suis claustro-homme 
Puisqu'il fait beau dehors 
Pourquoi on s'enferme 
Puisqu'il fait beau dehors 
Dis moi pourquoi on s'enferme 

 

Le premier contact avec le texte se veut plutôt pessimiste, orienté vers la tristesse voire le désespoir. Quand bien même les sonorités laissent entrevoir une harmonie interne future, notamment avec le subtil et musical « lala » du premier vers (« J'ai mal à l'âme », « J'ai ma LALA me »), c'est bien d'un mal-être dont il est question, et ce mal-être touche l'âme du narrateur. L'origine de ce mal est très vite dévoilé aux vers 2 et 3. L'on y apprend que Shy'm (qui est donc ici auteur et narrateur) a « mal à l'homme » et est « solitaire ». La sonorité en « LALA » est perdue au détriment d'un « LALO » moins harmonieux. La disharmonie heurte les oreilles de l'auditeur comme la solitude heurte l'âme de l'artiste. Shy'm crée donc un puissant effet d'empathie grâce à cette figure de style unique en son genre. Nous pouvons voir dans cet effet d'empathie une volonté de prise de contact avec autrui pour celle qui veut sortir de sa solitude. « Je suis claustro-homme » semble-t-elle d'ailleurs regretter au vers 4. Ce mot-valise signifie littéralement, je suis séparée, claustrée des hommes. Cela ne signifie pas qu'elle évite les hommes, mais que son asociabilité l'amène à s'en séparer. Autrement, elle aurait dit homme-phobe au lieu de claustro-homme. On comprend ainsi plus clairement qu'elle est isolée par nécessité, par contrainte et non par désir ou par volonté. En d'autres mots, elle subit sa solitude. Et l'on ressent cette souffrance à travers les lignes.

Survient alors une rupture thématique. Le texte semble abandonner la première personne du singulier mais au profit d'un soliloque existentiel. L'on comprend en effet très vite que le personnage solitaire et quasi-dépressif qu'incarne Shy'm se parle à lui-même. Lorsqu'on est solitaire, il est commun de se parler à soi-même. L'exemple de Robinson Crusoé de Daniel Defoe ou de Christopher McCandless dans Into The Wild de Jon Krakauer l'illustrent bien. Shy'm s'inclut donc dans cette isotopie du délire de l'aventurier en perdition en se demandant à elle-même « Pourquoi on s'enferme/Puisqu'il fait beau dehors/Dis-moi pourquoi on s'enferme ? ». Cette question rhétorique n'attend en fait pas de réponse. Il s'agit davantage pour Shy'm de trouver suffisamment de motivation pour sortir de son statut stérile d'associable claustrée sur elle-même. Le beau temps peut alors être un argument. Quoiqu'il en soit, le conflit interne qui la divise est bien mis en évidence à travers l'utilisation du pronom « on » (« Pourquoi on s'enferme ? ») comme si son « je » raisonné questionnait son « je » associable, impersonnel (on est définitivement un pronom impersonnel), non représentatif de ses réelles envies. Ce conflit psychique est aussi mis en avant par les multiples répétitions (« Pourquoi on s'enferme » ; « Dis-moi pourquoi on s'enferme »). L'impératif avec « dis-moi » suit la même logique : le « je » raisonné, motivé pour retrouver les joies de la vie sociale, ordonne au « je » passionnel, incontrôlable, de donner une réponse à cette angoisse. D'un point de vue psychanalytique, il s'agit d'un conflit entre le Moi (rapport à la réalité) et le Ça (pulsions primitives et refoulées). La première strophe nous présente donc un personnage complexe, souffrant de ses contradictions internes mais qui espère trouver le chemin de la sociabilité à travers une auto-psychanalyse sous la forme chantée. 

 

[Refrain]
Respire, Respire, respire, respire l’air 
Sortir, sortir, sortir de l’effet de serre 
Respire l’air, l’air, l’air 
Respire l’air, l’air, l’air 

 

C'est alors que, de la question théorique, la poétesse devient plus pragmatique. Sa voix intérieure lui ordonne soudain à travers l'impératif de « respirer l'air ». Pourquoi Shy'm précise-t-elle que c'est bien de l'air qu'il faut respirer ? Ce pléonasme n'est en réalité que d'apparence et il est au service d'un propos plus subtil. En effet, contrairement à la pensée commune, à la doxa, l'air n'est pas le seul élément respirable. Il est ainsi possible de respirer ce qu'on appelle du fluide respiratoire*, plus précisément un composé perfluorocarbure liquide. Shy'm a sûrement ce nom en tête lorsqu'elle compose son texte. Ce liquide est utilisé dans certaines conditions en médecine ou en plongée sous-marine. L'artiste a donc raison de préciser qu'il s'agit bien de l'air qu'il faut respirer. Car l'air se trouve dans l'atmosphère, respirable depuis la terre ferme. Or, il est souvent plus simple de rencontrer des gens sur la terre ferme que dans l'eau en plongée sous-marine ou dans un bloc opératoire. Ainsi, respirer de l'air, sur la terre ferme, et non du composé perfluorocarbure, dans l'eau ou en bloc opératoire, augmente les chances de rencontrer des gens. En outre, le mot « air » est polysémique et laisse penser qu'il s'agit non pas seulement de respirer l'air de l'atmosphère, mais aussi l'air de la musique, de se laisser entraîner dans la mélodie, les pas de danse, le chant. Le refrain se construit dans un rythme entraînant avec de multiples répétitions, des rimes riches (« l'air » et « serre »), et même des vers holorimes (des vers homophones) pour conclure la strophe : « Respire l'air, l'air, l'air/Respire l'air, l'air, l'air ». Les deux vers s'avèrent en effet posséder des sonorités extrêmement proches. Ainsi, de par le renversement de l'opinion commune par le faux pléonasme « respire l'air » et de par les multiples effets rythmiques, le refrain illustre une vitalité intellectuelle et physique propice à guérir le narrateur de son asociabilité.

Respirer lair.jpgShy'm a bien conscience de l'importance de respirer de l'air et non du liquide respiratoire (ici en saut en parachute, source Closer)

 

[Couplet2]
J'ai mal au corps 
J'ai mal au cœur quand tu reviens 
Et je suis le quart d'heure
Qui va et qui vient 
Puisqu'il fait beau dehors 
Pourquoi on s'enferme 
Puisqu'il fait beau dehors 
Dis moi pourquoi on s'emmerde 

 

Pourtant, malgré l'enjouement du refrain, le troisième couplet nous rappelle combien le mal est résistant. C'est maintenant au corps que Shy'm a mal. Le mal-être est total. L'organe vital, le cœur, est lui aussi touché. Mais ce dernier ne semble avoir mal que lorsqu'« il » revient : « J'ai mal au cœur quand tu reviens ». Qui désigne ce « tu » ? Très probablement, son « je », son « moi » touché par l'asociabilité. Son « je » malade s'oppose à son « je » désireux de vie sociale. L'asociabilité apparaît clairement comme une maladie ici, puisque le mal est aussi bien physique que psychique. Toutefois, l'espoir est encore permis puisqu'au vers 3, Shy'm semble déterminer à « sui[vre] le quart d'heure ». L'image est quelque peu sibylline mais l'interprétation suivante est des plus vraisemblables : le quart d'heure peut en effet désigner le quart d'heure américain, ce fameux moment dans une soirée, où ce sont les femmes qui invitent les hommes à danser. Dès lors, en suivant ce quart d'heure américain (« Je suis le quart d'heure »), l'artiste aura dépassé tous les interdits sociaux qu'elle a intériorisés, et, par conséquent, aura acquis la vie sociale tant recherchée. Suivre ce quart d'heure, c'est remporter une victoire contre soi-même pour le narrateur. Il s'agit d'ailleurs du « quart d'heure/Qui va et qui vient ». L'image de la danse avec le mouvement de va-et-vient semble donc confirmer l'interprétation du dansant quart d'heure américain.

Reviennent alors les questions rhétoriques du premier couplet avec toutefois un léger changement dans le registre du langage au dernier vers. D'un langage courant, nous passons en effet au très familier avec « Dis-moi pourquoi on s'emmerde ? ». L'emmerde qui vient de « merde », qui vient du latin merda qui vient de l'indo-européen commun s-merd (puer) signifie excrément, défection, étron. Toutefois, l'artiste choisit probablement d'utiliser le verbe emmerder dans le sens « s'ennuyer ». Elle sous-entend ainsi l'ennui qu'elle éprouve dans sa solitude et de ce fait, la quasi-nécessité pour elle de se sociabiliser. Cette deuxième strophe illustre donc le combat entre « l'emmerde » de la solitude et les premiers succès de cette tentative de vie nouvelle (avec le quart d'heure américain notamment).


[Refrain2]
Respire, Respire, respire , respire l’air 
Sortir, sortir, sortir de l’effet de serre 
Respire l’air, l’air, l’air 
Respire l’air, l’air, l’air 

 

[Couplet3+Refrain3]
Respire, Respire, respire , respire l’air ,
Sortir, sortir, sortir de l’effet de serre 
Respire l’air, l’air, l’air 
Respire l’air, l’air, l’air 
Respire l’air, l’air, l’air 
Respire l’air, l’air, l’air

 

Les dernières paroles de la chanson soulignent un dynamisme intellectuel, artistique et rythmique aussi soudain qu'encourageant. En 10 vers, l'on trouve 14 répétitions du verbe « respirer » et 20 mentions de « l'air ». Mais tout cet air à respirer n'est pas incompatible avec l'effervescence intellectuelle comme le démontre l'emploi de multiples figures de style : hypozeuxes, accumulation, graduation, holorimes pour ne citer qu'elles... Il s'agit pour Shy'm de sortir de l'étouffement de la solitude, cette solitude qui la « serre », la « claustre ». Ainsi, même si c'est sur du vent que se clôt la chanson, il n'est pas question de stérilité artistique car la chanteuse parvient à faire de l'air un élément hautement symbolique. Il faut en effet replacer ces deux strophes dans leur contexte pour comprendre combien cet air est vital pour Shy'm et combien il est lourd de sens. En un mot comme en cent, l'artiste brasse de l'air pour le respirer.

 

Dans ce texte court mais dense, Shy'm incarne donc un personnage triste de son asociabilité mais qui cherche à changer les choses, à sortir dehors et à respirer de l'air pour reprendre contact avec le monde puis avec d'autres humains. Cette quête de la sociabilité apparaît ainsi comme le fil directeur de cette chanson L'effet de serre. Le texte n'est alors pas tant un remède contre la solitude qu'un exutoire. L'air y est l'élément central : il guérit et unit. L'air est vital, l'air est musical, l'air est vitalité. La vitalité elle-même est à son tour multiple : intellectuelle et corporelle. Tout au long du texte, Shy'm entretient sa motivation à travers des effets de rythme insistants et auto-persuasifs. Du combat entre son Moi et son Ça, son « je » motivé à changer et son « je » déraisonnable, c'est définitivement le premier qui s'affirme à la fin du texte. Shy'm effectue finalement une sorte d'auto-psychanalyse à travers cet écrit, et, comme pour un rêve, réussit à proposer plusieurs niveaux de lecture. Les conflits internes issus de désirs opposés existent depuis longtemps en littérature. Dans la tragédie de Corneille, Cinna, Auguste devait choisir entre condamner ses proches à cause de leur trahison ou les gracier. Il sortira vainqueur, tout comme Shy'm, en choisissant la deuxième option.

 

 

Le jargon :

Mot-valise : Néologisme formé par la fusion d'au moins deux mots existant.
Soliloque :
Monologue d'une personne qui réfléchit à haute voix.

Isotopie : Presque synonyme de champ lexical.

Pléonasme : Redoubler une expression dans une même partie de phrase.

Vers holorimes : Syllabes homophones sur deux vers ou plus.

Hypozeuxe : Forme de parallélisme.

 

*Le fluide respiratoire : http://fr.wikipedia.org/wiki/Fluide_respiratoire


02/12/2014
0 Poster un commentaire