JE NE DIRAI RIEN - Black M (2014)
C'est au Moyen-Age que la figure de la femme trouve une place centrale dans la littérature à travers la poésie des troubadours. Ces derniers se servent de l'écriture comme d'un moyen de séduction en chantant leur amour. L'élégie amoureuse reste un topos de la littérature aujourd'hui encore avec des chansons comme Bella de Maître Gims ou Sale Pute d'Orelsan. Dans son titre Je ne dirai rien, Black M prend ce lieu-commun à contre-pied en chantant les défauts d'une femme prétentieuse qui ne méritent, selon les différents narrateurs, aucune attention. Le jeune rappeur s'impose une contrainte oulipienne dans ce texte complexe en respectant ce que le titre annonce (Je ne dirai rien), à savoir qu'il ne dit effectivement rien. Tout le texte consiste en la simple opération -1+1=0, le 0 étant le rien. Cette audace stylistique en faveur du « rien » est-elle pour autant dénuée de tout intérêt ?
[Black M - Refrain 1]
T'aimes te faire belle, oui, t'aimes briller la night
T'aimes les éloges, t'aimes quand les hommes te remarquent
T'aimes que l'on pense haut et fort que t'es la plus oohh...
Je ne dirai rien.
T'aimes te faire belle, oui, t'aimes briller la night
T'aimes les éloges, t'aimes quand les hommes te remarquent
T'aimes que l'on pense haut et fort que t'es la plus oohh...
Je ne dirai rien.
La première strophe nous présente une femme prétentieuse à travers l'anaphore « t'aimes ». La femme est ainsi comparée à une étoile au premier vers avec « t'aimes briller la night ». Ce faisant elle est assimilée à la nature. Et contrairement aux chansons des troubadours classiques, nous savons ce que le femme ressent, elle aime cela : « t'aimes quand les hommes te remarquent ». Ici, nous pouvons voir que Black M s'emploie à utiliser l'équation mathématique -1+1=0 pour ne dire rien. En effet elle aime quand les hommes la remarquent, et c'est précisément cela qui semble énerver le narrateur mais en même temps, il attire toute l'attention sur elle en faisant de cette femme prétentieuse le centre gravitationnel de la chanson. Ainsi, il ne dit rien dans la mesure où il se censure par l'intermédiaire d'une aposiopèse mais cette aposiopèse est toute relative car il est évident qu'elle aime « que l'on pense haut et fort que [c'est] la plus [belle] ». Le génie de Black M consiste donc à ne rien dire (-1) tout en le disant (+1). Ce qui nous amène au résultat neutre, le zéro.
[Abou Tall (The Shin Sekai) - Couplet 1]
Toi tu sais pertinemment que t'es fraîche,
Devant les mecs fauchés tu t'prends pour l'Everest,
Négro c'est pas une meuf pour oit, est-ce claire ?
Tu veux la gérer sans gamos, espère !
Seulement 15 000 abonnés sur Instagram, à moitié dénudée t'es prête à tout pour plaire,
T'aimes pas mon son mais tu veux ton pass backstage
T'aimes pas les canards mais t’enchaînes les duckfaces
Et tu m'dis : Pourquoi j'trouve pas d'mecs bien ? Pourquoi les mecs s'comportent tous comme des chiens ?
Ta gueule ! Parce que t'es stupide,
Matérialiste, cupide, stupide, stupide, stupide, stupide
Et tu te crois super intelligente et mature
Hélas, la seule raison pour laquelle on t'écoutes sont tes obus,
Sinon t'as pas un 06 j'crois que j'ai l'coup de foudre
Eeeuh non ! Bon ok va te faire foutre !
Intervient dans cette deuxième strophe un nouveau narrateur, qui, encore une fois, trouve dans cette femme les échos de la nature. Elle est ainsi, à l'instar de la rosée, « fraîche » (v.1) puis elle se « prend pour l'Everest », toujours selon le narrateur. Le paroxysme est atteint avec l'évocation des nombreuses « duckfaces » qu'elle fait (tête de canard littéralement). La nature est complètement en elle avec l'image du canard. Mais ce champ lexical de la nature est vite contre-balancé par la comparaison de sa poitrine avec un objet technique : « la seule raison pour laquelle on t'écoute sont tes obus ». Considérant la nature comme le +1 de l'équation mathématique et la technique comme le -1, on retrouve l'équilibre du zéro.
Dans cette strophe, le fait de ne rien dire est également atteint grâce à une critique moderne de la séduction. En effet, si les troubadours étaient représentatifs de la méthode de séduction de leur époque, en les réécrivant, Je ne dirai rien reste un miroir de la séduction, fort différente aujourd'hui. Le narrateur de cette strophe l'insulte presque tout au long de son monologue: « Ta gueule ! Parce que t'es matérialiste, cupide, stupide, stupide, stupide ». La réduplication renforce la violence de l'insulte. Mais aux deux derniers vers, alors que la femme est des plus détestables à en juger la description, le narrateur tente un flirt moderne : « Sinon t'as pas un 06 j'crois que j'ai l'coup de foudre » qui s'ensuit d'un total mépris « Eeeuh non ! Bon ok, va te faire foutre ! ». Le texte met en exergue les rouages de la drague moderne, qui balance entre les insultes (-1) et les compliments (+1). Dans cette deuxième strophe, la nature et la technique, tout comme la séduction et les insultes aboutissent donc au zéro, à l'art de ne rien dire.
[Black M - Refrain 2]
T'aimes te faire belle, oui, t'aimes briller la night
T'aimes les éloges, t'aimes quand les hommes te remarquent
T'aimes que l'on pense haut et fort que t'es la plus oohh...
Je ne dirai rien.
T'aimes te faire belle, oui, t'aimes briller la night
T'aimes les éloges, t'aimes quand les hommes te remarquent
T'aimes que l'on pense haut et fort que t'es la plus oohh...
Je ne dirai rien.
[Dadju (The Shin Sekai) - Couplet 2]
T'aimes qu'on te dise que ta présence est indispensable
Puis te poser avec un smicard est une chose impensable
Ego surdimensionné or princesse de château de sable
Et fuck s'il a bon cœur c'qui compte c'est qu'le compte soit dépensable
Tu vis dans tes idéaux donc t'as délaissé l'bac
Tu ne mérites que la Clio mais tu veux la Maybach
Tu regardes les gens de haut, les yeux plus gros qu'la black card
Carlton et les beaux tels-hô vu qu'tu sautes les étapes
Toujours une nouvelle envie chaque seconde, rien est assez bien pour oit
Faudrait qu'on t'offre les merveilles de ce monde, bien emballées dans une boite
Pourtant t'es pas si sexy, tu n'excites que les gavas en fin d'vie
Si je t'invites au coin V.I.P. c'est qu'ta copine me supplie
Faut que t'arrêtes de jubiler, arrête de m'questionner
Là ça bosse pour indéfini, PDG, vire les !
Après le refrain qui insiste bien sur l'idée que la chanson ne dit rien, une nouvelle strophe vient répondre à la contrainte du -1+1=0. L'idée développée est d'abord que cette femme, cette « princesse de château de sable » (v.3) est vénale. Si l'on y apprend qu'elle possède un « ego surdimensionné » (le -1) , le narrateur n'est pas en reste non plus puisqu'il a le pouvoir de l'inviter au coin V.I.P : « Si je t'invite au coin V.I.P, c'est qu'ta copine me supplie ». En d'autres termes, le narrateur a le pouvoir mais le fait de l'affirmer comme cela montre un ego aussi surdimensionné que cette « princesse de château de sable » qui n'a pas le droit à la parole depuis le début de la chanson. Le fait de reprocher à quelqu'un un défaut que l'on possède également ramène à l'équation -1+1=0.
Le reste des vers de cette strophe consistent en de simples provocations et pointes ironiques telles que « Tu vis dans tes idéaux donc t'as délaissé l'bac / Tu ne mérites que la Clio mais tu veux la Maybach ». Cette redondance de descriptions péjoratives sert l'équation générale de la chanson : la femme en question est méprisable (-1) mais pourtant on en fait une chanson qui la met au centre de l'attention (+1).
La structure mathématique de la chanson (-1+1=0) n'est peut-être qu'un début dans la discographie de Black M
[Black M - Refrain 3]
T'aimes te faire belle, oui, t'aimes briller la night
T'aimes les éloges, t'aimes quand les hommes te remarquent
T'aimes que l'on pense haut et fort que t'es la plus oohh...
Je ne dirai rien.
T'aimes te faire belle, oui, t'aimes briller la night
T'aimes les éloges, t'aimes quand les hommes te remarquent
T'aimes que l'on pense haut et fort que t'es la plus oohh...
Je ne dirai rien.
[Doomams - Couplet 3]
Est-ce que tes talons supporteront tes grosses cuisses ?
Ton mini short est au bord de la rupture
Vu qu'c'est, j'me vois poser dessus avec un gros spliff
Fais moi voir les bails j'te ferais voir la luxure
Tu m'reproches de trop courir après l'butin
Mais tu marcherais sur du sang pour avoir des Louboutins
T'aimes te faire belle pour qu'on t'interpelle
T'aimes les bad boys rechercher par Interpol
Donc épargne-moi toutes tes souffrances
Épargne moi tout c'maquillage à outrance
Bitch ! t'as les yeux plus gros qu'ton ventre
Pour un simple resto dois-je vider mon compte en banque ?
Nulle surprise dans cette nouvelle strophe que la contrainte oulipienne continue de plus belle. Insultée de « Bitch » (pute en français), le narrateur n'écarte pourtant pas l'idée de l'inviter éventuellement au restaurant « pour un simple resto, dois-je vider mon compte en banque ? ». La séduction (+1) côtoie l'insulte (-1) encore une fois. Difficile d'en dire davantage sur cette strophe car Black M s'emploie bel et bien à ne rien dire et l'interprétation du rien est très limitée.
[Black M - Refrain 4]
T'aimes te faire belle, oui, t'aimes briller la night
T'aimes les éloges, t'aimes quand les hommes te remarquent
T'aimes que l'on pense haut et fort que t'es la plus oohh...
Je ne dirai rien.
T'aimes te faire belle, oui, t'aimes briller la night
T'aimes les éloges, t'aimes quand les hommes te remarquent
T'aimes que l'on pense haut et fort que t'es la plus oohh...
Je ne dirai rien.
[Black M - Couplet 4]
Oui ton entrée a mis comme un froid dans le coin
Alors que j'étais posé avec tous mes gars, au calme !
J'ai voulu t'ignorer mais comment faire quand même les plus grands bandits ici sont tombés sous ton charme
Pour moi y'a pas d'soucis
J'ai les yeux plus gros que ta cambrure cousine
Ce n'est pas juste parce que tu es fraîche que tu vas me refroidir
J'en ai connu des plus sauvages
Tout les niggas te guettent quand y'a du m'boulou j'suis pas celui qui daba les miettes (Ha ha !)
Big Black M ! Pas du genre à se faire piquer par ta taille de guêpe
Trop cash peut-être, parce que je sais qu'le mal me guette
Je sais que c'est bête, mais t'es la juste parce que j'ai cé-per
Et si moi je suis un macho, dis moi toi t'es quoi
De toute façon tu n'me laisses pas l'choix tout le monde te nnait-co
A quoi ça sert d'être un avion d'chasse si ça vole pas haut
Si tu veux oui vas-y vient on tchatche, mais j'suis qu'un salaud
[Black M - Refrain 5]
T'aimes te faire belle, oui, t'aimes briller la night
T'aimes les éloges, t'aimes quand les hommes te remarquent
T'aimes que l'on pense haut et fort que t'es la plus oohh...
Je ne dirai rien
T'aimes te faire belle, oui, t'aimes briller la night
T'aimes les éloges, t'aimes quand les hommes te remarquent
T'aimes que l'on pense haut et fort que t'es la plus oohh...
Je ne dirai rien
Black M clôt la chanson en reprenant la construction mathématique de référence notamment par la comparaison de cette femme avec la nature (« ta taille de guêpe ») et la technique (« A quoi ça sert d'être un avion d'chasse si ça vole pas haut »). Malgré ces insultes, quand l’opportunité de séduire se présente, il ne refuse pas : « Si tu veux oui vas-y viens on tchatche » quand bien même il termine par dire « mais j'suis qu'un salaud », comme si cela l'excusait des insultes proférées quelques secondes auparavant. Encore une fois on revient au zéro, au néant au rien.
Cette chanson construite sur l'équation -1+1=0, en recherche constante du rien, est donc bien plus qu'une audace stylistique. A travers des images contraires comme la nature et la technique ou mieux encore, la séduction et l'insulte, Je ne dirai rien est le reflet de son époque. Une époque où la séduction n'a plus rien à voir avec la séduction des troubadours. Le fait que cette princesse ne parle pas tout au long de la chanson invite également à réfléchir sur la place de la femme aujourd'hui. Où est son droit de parole ? Et quand bien même la femme est vu sous un angle insultant, le texte n'est pas plus tendre avec les hommes qui apparaissent prétentieux et séducteurs, injurieux et rhéteurs. C'est une véritable image des rapports homme femme actuels qui se brosse en filigrane dans la chanson. Mais cet écho politique ne se trouve que dans quelques vers, ceux que nous avons analysés tout au long du commentaire. Le reste s'efforce de respecter la contrainte oulipienne de ne rien dire. Quoiqu'il en soit, c'est avec un esprit critique que Black M nous invite à considérer sa chanson, des plus difficiles à analyser.
Le jargon:
Oulipienne: Adjectif dérivé du groupe littéraire OULIPO qui écrit avec de nombreuses contraintes stylistiques et qui signifie "à contrainte".
Aposiopèse: Interruption dans le déroulement syntaxique du propos.
Réduplication: Répétition de mots qui sont placés côte à côte.
Pour aller plus loin:
Le site de l'Oulipo: http://oulipo.net/
LA DANSE DU LIMOUSIN - Inconnu (Moyen Âge?)
Pour peu que vous soyez étudiant, vous l’avez probablement déjà chantée, peut-être même dansée, mais au fond, la connaissez-vous vraiment ? Derrière ses paroles énigmatiques, la danse du Limousin s’avère être un joyau de la chanson française, un petit bijou à analyser avec la plus grande délicatesse. Passage au crible des composantes de cette célèbre chanson.
François* va nous danser,
La danse du Limousin est avant tout un échange. Un échange entre un danseur bénévole et une chorale enthousiaste. C’est dans le plus grand respect que le chant de l’un entraîne la danse de l’autre. Ainsi, c’est toujours par le prénom ou le surnom de la personne visée que débute le chant. Tous les choristes sont au service du danseur improvisé, qui rechigne rarement à l’invitation. L’aspect nominatif de la chanson souligne l’importance qu’accorde un groupe à une seule personne. Un cercle se forme généralement autour du danseur, cercle qui se veut symbole de l’absolu, de la perfection, du divin, de l’infini. Le fini (celui qui danse) côtoie l’infini (le cercle qui se forme autour de lui). A l’instar de l’expression d’une entité divine, les paroles sont performatives. En effet c’est bien parce que la chorale chante : « François va nous danser » qu’il va danser, de même, c’est bien parce que Dieu dit « que la lumière soit », que la lumière fut. La connotation religieuse semble donc évidente. Mais c’est toujours dans le plus grand respect que se fait cet échange, puisque le texte insiste bien sur le fait que François danse pour ceux qui chantent (François va «nous » danser). L’hypozeuxe qui parsème chaque strophe et chaque vers va en ce sens (François va nous danser = Pronom / verbe / pronom / verbe, relation symétrique, échange réciproque). En outre, on notera la rythmique délicate de la chanson qui, tel un poème, s’ancre rapidement dans la mémoire (succession de courtes syllabes, sonorités simples etc.)
La danse du Limousin.
Au deuxième vers, le polyptote « danser » (v.1) et « danse » (v.2) souligne encore une fois la relation complémentaire entre le danseur et les chanteurs. Dans le premier vers, l’accent était mis sur François, dans ce deuxième vers, il est mis sur la danse. Mais quelle est cette danse mystérieuse ? Un spectateur béotien n’y comprendrait rien, c’est donc entre initiés que se déroule le rituel. Les mots du vers forment un ensemble, un groupe nominal dont on ne saurait séparer les termes (prenez la pomme de terre par exemple, si vous parler d’une part de la pomme, de l’autre de la terre, vous ne parlerez jamais de la pomme de terre, c’est la même chose ici). A quoi renvoie le Limousin ? Il est difficile de le savoir exactement car cette chanson paillarde se transmet oralement de génération en génération et le terme Limousin peut s’interpréter différemment selon les écoles. Mais l’une des interprétations les plus cohérentes affirme, qu’originellement, le limousin ne doit pas prendre de majuscule car il renvoie au métier de limousin. Il s’agit d’un ouvrier maçon exerçant le limousinage (ouvrage de maçonnerie fait avec des moellons et du mortier). Or, selon Antoine de Saint-Exupéry dans Courrier sud (1929) « chaque jour, pour l’ouvrier, qui commence à bâtir le monde, le monde commence. ». Et selon cette école, c’est bien d’une danse d’ouvrier dont il est question. Ainsi, l’invitation à danser « la danse du limousin » se comprend comme l’invitation « à bâtir le monde », à commencer le monde sous le soutien inconditionnel du peuple symbolisé par les chanteurs. Commencer le monde, cela signifie le créer puisque le commencement est un point de départ. Les chanteurs prêtent donc au danseur le rôle de créateur, d’un Dieu humanisé ou d'un humain divinisé. Le danseur se voit par conséquent bien plus que respecté –puisque divinisé – au deuxième vers. Il faut toutefois noter que les ouvrages des limousins (la limousinerie) étaient particulièrement répandus dans la région du…Limousin, ce qui explique la confusion possible entre le nom propre et le nom commun. Sinon, l’erreur provient sûrement de la méconnaissance du métier de limousin à moins que cela ne soit volontaire pour désigner à la fois le limousin et le Limousin, dans l’unique volonté de rappeler les origines géographiques de la chanson.
François va nous danser,
La danse du Limousin.
Le Limousin a dit :
« Enlève ta chemise ».
Le Limousin a dit : « Enlève ta chemise »
La répétition des strophes et les nombreux parallélismes ritualisent la chanson. D’une part le danseur, symbole divin, est invité à danser en suivant les instructions, d’autre part, la foule, en cercle autour du danseur, l’honore d’un pouvoir symbolique délégué grâce à une parole performative. La répétition de l’invitation à la danse (« François va nous danser,/La danse du Limousin ») conditionne le danseur. C’est alors que les chanteurs cèdent la parole au Limousin comme en témoigne le discours rapporté (« Le Limousin a dit : »). Pourquoi rapporter le discours de ce mystérieux Limousin pour guider la chorégraphie du danseur ? Comme nous l’avons vu, le danseur est métaphoriquement un limousin qui commence le monde, autrement dit un Dieu créateur. Or, cette chanson date du Moyen-âge, période très religieuse, chrétienne. Une simple foule ne peut se permettre de donner des ordres à un Dieu, aussi symbolique soit-il. Le tabou est donc contourné par le rapportage de la parole du Limousin qu’il faut comprendre comme une entité régulatrice de la chorégraphie du danseur. A l’instar de Jésus qui est Dieu et homme à la fois et qui ne se laisse guider que par Dieu, le danseur du limousin est à la fois Dieu créateur et homme et ne peut se laisser guider que par une autorité supérieure. Le Limousin est justement cette entité. Le danseur danse sa danse. « La danse du Limousin » est ainsi à la fois la danse de l’ouvrier maçon et la danse de cette entité mystérieuse.
Le Limousin invite donc le danseur à retirer sa chemise. Il faut noter que les paroles de la chanson ne sont pas fixes et que si le danseur dispose d’un couvre-chef par exemple, il peut s’agir du premier vêtement cité. Reste à savoir maintenant pourquoi le protagoniste divinisé est invité à se dénuder. L’aspect religieux et chrétien de la chanson nous invite à réfléchir sur la notion de nudité. De fait, la nudité est honteuse depuis la Chute d’Adam et Eve du Paradis selon la religion chrétienne. C’est en quittant le Paradis que le sentiment de honte suscité par leurs corps nus s’est emparé d’eux. Le danseur est invité à se dénuder afin de jouer le scénario inverse de la Chute, celui de l’Ascension. L’objectif est ainsi de redonner à la nudité son sens originel, celui de pureté et non celui lié à la sexualité. Ce faisant, la danse du Limousin s’apparente aux miracles du Moyen-âge. L’objectif est de réconcilier l’homme et sa nudité à travers l’exemple divin en jouant un épisode fictif mais vraisemblable de la Bible, puisque comme nous l’avons vu, le danseur est divinisé.
François va nous danser,
La danse du Limousin.
François va nous danser la danse du Limousin.
Le Limousin a dit :
« Enlève ton pantalon ».
Le Limousin a dit : « Enlève ton pantalon »
[Etc.]
Le Limousin a dit :
« Enlève ton caleçon».
Le Limousin a dit : « Enlève ton caleçon »
Le cercle divin formé par la foule Conceptions possibles de ce cercle divin
Les paroles performatives s’ensuivent donc et l’Ascension en tant qu’antithèse de la Chute s’effectue avec l’accord du danseur. Ce n’est d’ailleurs plus la nudité qui est une honte mais le fait de ne pas se dénuder pour lui. En effet, s’il ne respecte pas les injonctions du Limousin, ce dernier se voit hué par la foule qui lui reproche son manque d’organes, autrement dit son manque de courage à accepter le retour à la nudité originelle et céleste. La foule chante alors (et le discours n’est plus rapporté ici car elle s’adresse à l’homme et non plus au personnage divin) :
Il a pas d’organes !
Il a pas d’organes !
…
C’est le bathos, la fin brutale du climax, le danseur n’a pas les épaules suffisantes pour porter la mission qu’on lui a confiée. La foule, qui l’avait choisi, se sent alors trahie. En effet, puisqu’il refuse sa mission divine de réconciliation entre l’homme et sa conception céleste de la nudité, c’est sûrement parce qu’il n’ « a pas d’organes ». Le seul moyen pour ce dernier de le prouver serait de se mettre nu, mais cette nudité deviendrait une nudité honteuse, car le danseur, ayant failli à sa mission, n’est plus métaphore divine pour la foule. Il serait nu en tant qu'homme et non en tant que prophète symbolique porteur d'un nouveau message. Il a perdu le rôle divin qu’on lui avait assigné. Il n’a pas su dépasser les considérations actuelles à propos de la nudité. Il a échoué à l’Ascension antithétique, à retrouver la pureté originelle de l’homme. La dernière image est donc celle d’un homme prétendument émasculé. C’est le prix à payer pour avoir déçu une foule en quête de sens.
En revanche, si le danseur termine nu comme le veut la chanson, la foule, en extase, l’acclame sous les applaudissements et les cris. La nudité originelle et absolue est au milieu de la foule, aucune honte, aucun tabou, la conception céleste du corps est comme accessible. La mission est achevée et le danseur peut se rhabiller quelques instants plus tard avec la conscience du devoir accompli.
Détournée aujourd’hui pour de petits bizutages, la danse du Limousin est donc pourtant à l’origine une chanson à l’objectif inverse puisqu’elle consiste à diviniser un personnage central – le danseur – pour en faire une sorte de prophète destiné à rappeler aux hommes – la foule – la conception originelle et pure de la nudité. La danse ritualisée apparaît comme le processus inverse de la Chute d’Adam et Eve et constitue ce que l’on pourrait appeler l’Ascension. Il n’est ainsi guère étonnant que la foule hue ou acclame le danseur choisi si ce dernier refuse ou accepte la céleste tâche qui lui est incombée. Le danseur est ainsi avant tout honoré et non moqué dans la danse du Limousin. Le refus est vu comme un blasphème, une trahison envers la foule qui voyait en cette personne les compétences suffisantes pour mener la mission à bien. Aujourd’hui, peu de chansons religieuses moyenâgeuses et populaires ont traversées les âges comme la Danse du Limousin. Longue vie au Limousin alors !
*Pour ne viser personne, nous avons choisi le prénom François (bien que ce dernier puisse faire référence à certaines personnalités comme François Hollande, mais n’importe quel prénom peut faire référence à une personnalité. Donc c’est fortuit si vous pensez à François Hollande à la lecture de l’analyse).
Le jargon :
Parole performative : Qui accomplit un acte, en parlant d'un énoncé.
Hypozeuxe : Parallélisme de construction.
Polyptote: Répétition d'un même mot dans une même partie de texte mais sous différentes formes grammaticales (amour et aimer par exemple).
Miracles: Pièces de théâtre du Moyen Age dont le sujet était tiré des écrits religieux ou de la vie des saints.
Bathos: Interruption inattendue d'une gradation.
Climax: Point culminant d'une gradation.
Ps : Il n'y a point de vidéos officielles de la Danse du Limousin, mais vous pouvez trouver quelques extraits ici.
PETIT PAPA NOEL - Raymond Vincy (1946)
« Noël n'est pas un jour ni une saison, c'est un état d'esprit » affirmait John Calvin Coolidge, 30ème président des États-Unis de 1923 à 1929. Quel est donc cet état d’esprit ? Vous pensez à l’innocence, la pureté, l’enfance, la folâtrerie ? Que nenni ! A en juger la célèbre chanson de Raymond Vincy mise en musique par le compositeur marseillais Henri Martinet puis fredonnée par Tino Rossi , l’esprit de Noël prend racine dans la réalité la plus terrible : le capitalisme radical. Car oui, Petit Papa Noël est avant tout l’affrontement entre un enfant (métaphore de tous les enfants) obnubilé par la possession matérielle et une figure paternelle symbolique qui tente bon gré mal gré de conserver l’esprit de Noël. Le schéma de la tragédie classique n’est pas très loin…
[Couplet 1]
C'est la belle nuit de Noël
La neige étend son manteau blanc
Et les yeux levés vers le ciel
A genoux, les petits enfants
Avant de fermer les paupières
Font une dernière prière.
La première strophe introduit l’ambiance hiémale de Noël. Le narrateur, ignorant pour l’instant le chant des enfants, met en place le décor. Les deux premiers vers sont à la chanson ce que l’incipit est au roman : très simplement, ils informent le lecteur ou l’auditeur que c'est la nuit de Noël et qu’il neige. Un sentiment d’apaisement, de sérénité ressort de ces deux vers. La nuit est en effet « belle » et la neige réconfortante et apaisante puisqu’elle constitue un « manteau blanc ». Le blanc connote d'ailleurs la pureté, donc l’enfance.
Mais de quelle enfance s'agit-il? Celle qui va être décrite s'avère des plus malsaines. Les quatre derniers vers de cette strophe nous présentent en effet des enfants abrutis non pas par l'esprit de Noël, mais par l'esprit du capitalisme : ces derniers prient « les yeux levés vers le ciel ». Cela signifie qu'ils ne sont pas à l'intérieur – sans quoi ils auraient les yeux levés vers le plafond – mais à l'extérieur, en pleine nuit, sous la probable tempête de neige, sur le givre et dans le froid. Qu'est-ce qui peut donc les motiver à endurer une telle souffrance ? En un mot comme en cent, les cadeaux (la suite du texte ne le dément d'ailleurs pas). Le narrateur est donc bien naïf d'appeler leurs suppliques une prière puisque les enfants ne sont sortis que pour quémander leurs présents. En outre, on constate qu'ils sont probablement en pyjama puisqu'ils s’apprêtent à « fermer les paupières » après leur « dernière prière ». L'esprit de Noël nous est donc présenté ici à travers cette scène surréaliste d'enfants priant dehors et dont on ne sait s'ils sont maltraités ou tout simplement inéduqués. Ce renversement des codes du genre est encore plus évident dans la deuxième strophe.
[Refrain 1]
Petit Papa Noël
Quand tu descendras du ciel
Avec tes jouets par milliers
N'oublie pas mon petit soulier.
[Couplet 2]
Mais avant de partir
Il faudra bien te couvrir
Dehors tu vas avoir si froid
C'est un peu a cause de moi.
Les enfants font maintenant preuve d'hérésie puisqu'ils trahissent l'esprit traditionnel de Noël. Leurs pensées honteuses sont en effet explicitées dans cette seconde strophe. Ces derniers ne prient pas Dieu (Noël est une fête chrétienne quand même) mais le « Papa Noël » ; Papa Noël dont l'importance est minimisée par l'adjectif « petit » . L’enfant (par métonymie tous les enfants) ne songe d'ailleurs qu’aux «jouets par milliers », le Père Noël n'est que le moyen d'accéder à cette fin. En outre, son désir de « jouets par milliers » laisse entendre que son désir ne trouve grâce que dans la multiplicité, la possession matérielle. La métaphore est encore d'actualité : l'enfant apparaît comme le consommateur occidental typique et le Père Noël comme l'ouvrier asiatique exploité qui ne travaille qu'à satisfaire les caprices des consommateurs occidentaux.
Ce tyranisme envers la figure paternelle est d’autant plus flagrant au vers 10. L’enfant passe en effet à l’impératif. Il ordonne au « petit papa Noël » de ne pas « oublier » son « petit soulier ». En plus de cet ordre virulent, on note l'analogie effectuée entre un vulgaire soulier et le céleste Père Noël par l’utilisation du même adjectif pour les deux termes (le « petit » soulier et le « petit » papa Noël). Ce conflit entre l'enfant et le père n'est pas sans rappeler le schéma Œdipien, où l'enfant, jaloux de l'amour que porte son père à sa mère, souhaite inconsciemment le tuer. Cette pulsion primitive et refoulée s'exprime peut-être en partie dans le sadisme affiché de l'enfant : il rappelle au Père Noël qu’ « avant de partir / Il faudra bien [qu'il se] couvr[e] » car « Dehors [il fait] si froid »… Contrairement à ce qu'on pourrait penser, il ne s'inquiète pas pour le Père Noël. Bien au contraire, en réalité, il ne fait que lui rappeler qu’il n'affronte le froid que pour satisfaire ses caprices de petit capitaliste en puissance. La litote et quasi-hyperbate « c’est un peu à cause de moi » va en ce sens. L'enfant jubile de l'obligation annuelle imposée au Père Noël de lui offrir des cadeaux à cette période hivernale de l'année.
De l’innocente prière nous sommes donc passés au chant blasphématoire, qui insulte à la fois l’esprit de Noël et à la fois la figure paternelle. Moqué depuis le début, il n'est pas étonnant de penser que le Père Noël soit quelque peu réticent à venir visiter ces enfants. Par conséquent, la seconde figure paternelle de ce texte - le narrateur – essayera par la suite de réparer les dégâts.
Ne vous fiez pas à l'air innocent des enfants nous prévient implicitement la chanson de Vincy
[Couplet 3]
Il me tarde tant que le jour se lève
Pour voir si tu m'as apporté
Tous les beaux joujoux que je vois en rêve
Et que je t'ai commandés.
Mais alors que le narrateur pensait que les enfants faisaient « une dernière prière» « avant de fermer les paupières », ils continuent de chanter et attendent même « que le jour se lève » sans cacher les raisons de cette attente : voir si le Père Noël a répondu à leur désir de consommation. L'utilisation du verbe « commander » qui vient du latin commendo et signifie ordonner ou dominer, contraste d'ailleurs avec l'esprit de Noël. On ne commande pas, on demande, on souhaite ou on requiert généralement à Noël.
[Refrain 2]
Petit Papa Noël
Quand tu descendras du ciel
Avec tes jouets par milliers
N'oublie pas mon petit soulier.
[Couplet 4]
Le marchand de sable est passé
Les enfants vont faire dodo
Et tu vas pouvoir commencer
Avec ta hotte sur le dos
Au son des cloches des églises
La distribution de surprises.
Face à tant de mépris, c'est dans cette quatrième strophe que le narrateur s'adresse au Père Noël et essaye de réparer le blasphème des enfants. L'objectif est de le rassurer afin qu’il puisse mener son travail à bien. Puisqu’il n’y a que lorsqu’ils dorment que les enfants sont gentils, le narrateur insiste donc sur le fait que le « marchand de sable est passé ». La strophe commence effectivement par cette précision et souligne bien que « les enfants vont faire dodo ». Le Père Noël ne semble ainsi pouvoir venir que lorsque les enfants dorment. Raymond Vincy donne ici la raison pour laquelle le Père Noël attend que les enfants dorment pour venir: il attend cela car ce sont simplement de véritables hérétiques lorsqu'ils ne se reposent pas. La chanson s'adresse donc aussi bien aux adultes qu'aux enfants qui comprendront qu'ils ne pourront pas voir le Père Noël tant qu'ils continueront de l'effrayer avec leurs suppliques blasphématrices.
Le fait que le narrateur mentionne le « son des cloches des églises » est une façon de rappeler l'aspect religieux de la fête. Mais le combat est vain car cette image religieuse est la seule de toute la chanson. Les enfants ont bien trop perverti l'esprit de Noël pour qu'une simple image suffise à réparer les dégâts. Le narrateur apparaît ici impuissant et il s'agit, après le Père Noël, de la deuxième victime des enfants.
[Refrain 3]
Petit Papa Noël
Quand tu descendras du ciel
Avec tes jouets par milliers
N'oublie pas mon petit soulier.
[Couplet 5]
Si tu dois t'arrêter
Sur les toits du monde entier
Tout ça, avant demain matin,
Mets-toi vite, vite en chemin.
Et quand tu seras sur ton beau nuage
Viens d'abord sur notre maison.
Je n'ai pas été tous les jours très sage,
Mais j'en demande pardon.
[Refrain 4]
Petit Papa Noël
Quand tu descendras du ciel
Avec tes jouets par milliers
N'oublie pas mon petit soulier
Petit Papa Noël.
Les enfants, sensés dormir après le passage du marchand de sable, psalmodient (la version chantée du texte est un véritable cri d'ailleurs) de plus belle. Après le Père Noël (première victime) et le narrateur (deuxième victime) le marchand de sable est donc la troisième victime de leurs suppliques. Son passage est d'ailleurs déjà un oubli, il n'a pas réussi à endormir les enfants. Plus aucune autorité n'intervient ici pour réguler le désir de ces esprits pervertis en train de « prier » dehors. A ce titre, les deux strophes ne constituent qu'une succession d'impératifs : les enfants ordonnent au Père Noël de se dépêcher et de venir d’abord sur leur maison (« Mets-toi vite en chemin » et « Viens d'abord sur notre maison »). Alors qu’au début de la chanson, ils précisaient simplement au Père Noël de ne pas les oublier (« n’oublie pas mon petit soulier » - ce qui est légitime en un sens), ils veulent maintenant qu’ils viennent les voir en premier. L’enfant (le groupe d’enfant) chante alors : « Je n’ai pas été tous les jours très sage ». Est-ce ironique ? Ce chant illustre métatextuellement la déraison de(s) l’enfant(s). Bien sûr qu’il n’a pas été tous les jours très sage puisque la chanson même le prouve ! Il a toutefois le culot de demander pardon, en parallèle avec la fin du texte. Comme si l’enfant avait soudainement un éclair de lucidité et qu’il remarquait le mépris avec lequel il a blasphémé le Père Noël. A moins que cela ne s’inscrive dans sa logique capitaliste de manipulateur invétéré ? Peut-être espère-t-il faire oublier avec un simple « pardon » qu'il s'est ouvertement moqué du marchand de sable en chantant après son passage, qu'il prit dans l'attente de recevoir et qu'il dénature l'esprit de Noël en agissant selon des principes contraires ?
L'esprit de Noël n’est donc pas celui que l’on croit pour bon nombre d’enfants. Là où le narrateur espère instaurer un cadre serein, hiémal, magique et religieux, les enfants chantent l’abjuration et s’enracinent, genoux à terre, dans une logique capitaliste effroyable. Ils ne veulent pas la petite clémentine ô combien savoureuse de leurs grands-parents, mais « les jouets par milliers », ils ne prient pas les puissances divines, mais le tout « petit papa Noël », ils ne prient d’ailleurs pas tout court, puisque ce que le narrateur appelle prière s’apparente plutôt à un chant blasphématoire. Bref, Petit Papa Noël est avant tout l’explicitation de l’esprit perverti et sadique des enfants et de l’impuissance des adultes à les remettre dans le droit chemin. Le narrateur finira en effet par se taire, le marchand de sable par disparaître et les enfants par chanter de plus belle. Le conflit paternel sous la houlette du symbolisme Œdipien a beau se faire discret dans le texte, la violence qui s’en dégage a de quoi faire frémir. Car c’est bien deux voix qui s’opposent : celle du narrateur symbole paternel qui s’ajoute au symbole paternel du père Noël et du marchand se sable, et celle du groupe d’enfant, de la « Bête Noire », qui chante son désir de possession, qui chante son sadisme, qui chante son inhumanité. Petit papa Noël est l’antithèse de l’esprit de Noël conventionnel. Que Marylin Manson l’interprète, cela n’étonnerait plus personne.
Le jargon :
Hiémal : Adjectif synonyme d'hivernal.
Incipit : Le début d'un roman (scène d'exposition généralement).
Litote : Procédé d’atténuation qui permet d’en dire plus que ce que l’énoncé littéral laisse entendre (exemple : dire « ça sent pas la rose » pour dire que ça pue).
Hyperbate : Prolongement d’une phrase là où on aurait pu s’attendre à ce qu’elle se termine, comme ce bout de phrase supplémentaire.
ANDALOUSE - Kendji Girac (2014)
La relation maître esclave est un topos de la littérature. Si Marivaux en a fait son matériau de base avec sa pièce L'île des esclaves, Beckett en souligne l'absurdité dans en Attendant Godot avec Pozzo et Lucky. Au-delà du fictif, Hegel fonde même toute une analyse de cette relation sous le prisme de la dialectique dans sa Phénoménologie de l'esprit. En modernisant la dialectique hégélienne pour proposer une inversion de pouvoir dont l'élément central est le sentiment amoureux, Kendji Girac s'inscrit dans cette lignée lorsqu'il compose Andalouse. Avec en filigrane les influences orientalistes du XIXème siècle, Andalouse nous raconte comment le sentiment amoureux peut conduire un Maître à devenir progressivement dépossédé de lui-même. L'histoire s'articule autour d'une esclave, vraisemblablement sexuelle, et de son Maître, dont la dépossession égotique se réalise à travers une oaristys des plus maladroites.
[Couplet 1]
Tu viens le soir, danser sur des airs de guitares,
Et puis tu bouges, tes cheveux noirs tes lèvres rouges
Tu te balances, le reste n'a pas d'importance
Comme un soleil tu me brûles et me réveilles
Tu as dans les yeux, le sud et le feu
Je t'ai dans la peau
Dès le début du texte, un certain rapport de force se met en place. La mystérieuse danseuse - personnage central - est totalement déshumanisée par le narrateur qui n'est autre que son Maître. Ainsi, elle n'est désignée que par le pronom « tu » et n'est décrite qu'à travers ses mouvements de danse. Son rôle consiste de ce fait à danser (v.1) , bouger (v.2) et se balancer (v.3). D'ailleurs, comme le dit Kendji Girac, « le reste n'a pas d'importance ». C'est-à-dire que ses autres qualités (intellectuelles notamment) ne comptent pas, son rôle étant de « danser sur des airs de guitares »(v.1). La déshumanisation est d'autant plus importante que les seules informations sur son physique sont ses « cheveux noirs » et « ses lèvres rouges »(v.2). Le narrateur fait d'elle une vulgaire poupée répondant à ses moindres désirs matérialistes. Cette danseuse vient effectivement danser « le soir », c'est-à-dire tous les soirs car « le » n'est pas vraiment déterminé dans ce contexte, mais aussi sur « des airs de guitares » probablement joués par les autres domestiques. C'est donc d'un spectacle privé et quotidien dont jouit le Maître.
Ce dernier, aussi impérialiste soit-il, semble néanmoins quelque peu perturbé par la danseuse. Les premières braises du sentiment amoureux se dévoilent ainsi : « Comme un soleil tu me brûles et me réveilles ». Cette comparaison qui fait référence au poème de Paul Eluard Je t'aime (« Tu es le grand soleil/ Qui me monte à la tête »), montre à quel point la danseuse inspire le narrateur. Ce dernier s'adresse d'ailleurs à elle à travers ses vers comme le ferait un troubadour à sa bien-aimée. Sans surprise, il surenchérit donc : « Tu as dans les yeux, le sud et le feu ». Il s'agit d'un décasyllabe, l'un des principaux vers lyriques au Moyen-Age. La thématique amoureuse est donc explicite, d'autant plus que l'image du sud et du feu est inextricablement liée au champ lexical de l'orientalisme et des femmes exotiques. C'est finalement sur une référence à Edith Piaf et sa chanson Je t'ai dans la peau que se clôt la première strophe. Cette référence est sûrement là pour montrer d'une part son désir, mais d'autre part qu'il reste maître de la situation. En effet, que signifie « Je t'ai dans la peau » si ce n'est l'acte de possession (« Je t'ai ») d'une personne dans son intégralité voire dans son intégrité (« dans la peau »). Le Maître, quand bien même amoureux, reste finalement maître de l'esclave. Cette première strophe nous présente donc un Maître despotique et son esclave soumise à travers une scène de danse que l'on devine privée et quotidienne.
[Refrain 1]
Baïla Baïla Oh!
Toi toi ma belle andalouse, aussi belle que jalouse
Quand tu danses le temps s'arrête, je perds le nord je perds la tête
Toi ma belle espagnole, quand tu bouges tes épaules
Je n'vois plus le monde autour, c'est peut-être ça l'amour.
Le refrain ne contredit pas cette conclusion. Qu'est-ce que le baïla ? Il s'agit d'un genre populaire de musique à danser au Sri Lanka, qui est l'héritage de l'influence portugaise et de l'importation d'esclaves noirs. Pour faire un léger raccourci, il s'agit d'une danse d'esclave noir. Et l'interjection « Oh ! » exprime la joie du Maître de pouvoir jouir en privé de cette danse folklorique. La danseuse est donc vraisemblablement une esclave noire importée. Quoiqu'il en soit, l'utilisation du possessif « ma » au deuxième vers ne dément pas son statut d'esclave. « Toi toi ma belle andalouse, aussi belle que jalouse ». S'il lui laisse entendre qu'elle est « belle » (mais c'est là une tautologie, la beauté étant un critère de sélection chez les esclaves de sexe féminin), le Maître commet toutefois une maladresse dans sa tentative de séduction puisqu'il fait rimer « andalouse » avec « jalouse » au deuxième vers. Le propos, quelque peu raciste, sous-entend que toutes les femmes andalouses sont jalouses, du moins lorsqu'elles sont amoureuses, car il semble en effet penser que son esclave sexuelle est forcément amoureuse de lui, l’impérialiste, le despote, le roi. Ce faisant, il parle en son nom, lui ôtant toute liberté d'expression si ce n'est celle corporelle.
Kendji Girac en vient même à se considérer comme la mesure de toute chose au troisième vers : « Quand tu danses le temps s'arrête ». Il considère que si sa perception du temps est tronquée, ce n'est pas parce que ses sentiments le perturbent, mais parce que le temps s'arrête réellement lorsqu'elle danse. Se considérer comme la mesure de toute chose est de toute façon un comportement caractéristique des tyrans. Il revient toutefois à une forme de subjectivité en précisant : « je perds le nord je perds la tête ». Ce parallélisme souligne tout simplement son amour et le retournement de situation qui s'annonce. En perdant la tête, le symbole est fort. L'on pense évidemment au roi Louis XVI guillotiné mais aussi au fait que Kendji Girac commence à perdre son statut de dominateur en n'étant plus Maître de lui-même (« Je perds la tête » !). Le possessif « ma » au vers suivant (« Toi ma belle espagnole ») suggère toutefois que le retournement du rapport de force n'est pas encore certain. L'amour ne le déraisonne pas totalement. Est-ce vraiment de l'amour d'ailleurs ? Kendji Girac semble douter : « c'est peut-être ça l'amour ». Le refrain laisse donc entendre quelques faiblesses dans le totalitarisme du narrateur, faiblesses qui apparaissent à travers sa rhétorique mal maîtrisée mais qui n'entraînent pas encore le retournement du rapport de forces tant attendu.
L'almée de Jean-Léon Gérôme - "Dais airs d'orient, le sourire et le cour brûlant"
[Couplet 2]
Des airs d'orient, le sourire et le cœur brûlant
Regard ébène, j'aime te voir bouger comme une reine
Ton corps ondule, déjà mes pensées se bousculent
Comme la lumière, il n'y a que toi qui m'éclaires
Tu as dans la voix le chaud et le froid
Je t'ai dans la peau
Dans cette deuxième strophe, le Maître se révèle davantage dépossédé de lui-même à travers ses vers faussement galants, ce qui a pour effet de créer un personnage certes despotique, mais attachant par sa maladresse. Toujours dans la thématique de l'orientalisme, il s'adresse ainsi à la danseuse à travers des groupes nominaux, et non des phrases complètes types sujet-verbe-complément : « Des airs d'orient, le sourire et le cœur brûlant/Regard ébène ». De plus, cette accumulation est de qualité dégressive, ce qui conduit à un retournement de situation progressif. L'expression « Des airs d'orient » est en effet méliorative et élégante grâce au mot désert que l'on peut entendre en filigrane (« Des airs [désert] d'orient ») alors que « le sourire et le cœur brûlant » sont des images plus communes dans l'idiosyncrasie amoureuse. Le « regard ébène » renvoie même à un non-sens, car cela revient à dire « le regard noir », expression utilisée pour désigner quelqu'un de fâché, qui a un regard noir. Peut-être l'esclave est-elle fâchée, et Kendji Girac, aveuglé par le sentiment amoureux, n'y voit simplement qu'un charme supplémentaire.
Quoiqu'il en soit, il change ensuite d'approche en la comparant à une reine (« j'aime te voir bouger comme une reine » -v.2), lui faisant ainsi sentir les privilèges auxquels elle aurait droit si elle répondait convenablement à ses attentes. Car certes, elle bouge « comme une reine », mais elle ne l'est définitivement pas et cette comparaison le lui rappelle bien. Au troisième vers, la danseuse est de toute façon encore une fois réduite à sa danse à travers la synecdoque « Ton corps ondule ». Il ne s'agit même plus de la danseuse en tant que personne d'ailleurs, mais de son corps, qui ondule comme un élément indépendant de sa personne. Kendji Girac sous-entend alors très vite ses perverses pensées : « déjà mes pensées se bousculent ». Que signifie-cela ? Quel genre de pensées peut bien survenir face à un corps qui ondule ? « C'est peut-être ça l'amour », répondrait-il. Sans quitter le champ lexical de l'orientalisme, le chanteur poursuit alors sa rhétorique galante : « Comme la lumière, il n'y a que toi qui m'éclaires ». La danseuse semble en effet éclipser toutes les autres (pas pour son intelligence apparemment). Et c'est sur une correspondance qui associe le sens de l'ouïe à celui de la perception du chaud et du froid que se clôt cette strophe : « Tu as dans la voix le chaud et le froid ». Que veut-il dire à travers cette image surréaliste ? Le concept d'une voix froide et chaude est difficilement saisissable. Le Maître s'avère donc bien perturbé par son amour et le dernier vers, « Je t'ai dans la peau », a alors beaucoup moins d'écho que dans le refrain.
[Refrain 2]
Baïla Baïla Oh!
Toi toi ma belle andalouse, aussi belle que jalouse
Quand tu danses le temps s'arrête, je perds le nord je perds la tête
Toi ma belle espagnole, quand tu bouges tes épaules
Je n'vois plus le monde autour, c'est peut-être ça l'amour.
[Morceaux de phrases perdues 1]
Oh yé yé yé Oh oh, oh oh (ma belle andalouse...)
Un, dos, tres, baila
Entre la première et la seconde répétition du refrain, Kendji Girac semble entrer dans une sorte de transe qui le pousse à employer des onomatopées dénuées de sens : « Oh yé yé yé Oh, oh, oh, oh... ». Ses paroles n'ont plus de sens. Il en vient même à s'aliéner dans la langue de son esclave, c'est-à-dire l'espagnol, à travers le : « Un dos, tres, baila ». Cet espagnol des plus basiques est sa dernière tentative pour lui faire comprendre son fol amour. Tentative une nouvelle fois maladroite car sa maîtrise basique de la langue souligne avant tout combien il est béotien et ô combien il constitue justement le stéréotype du tyran béotien. La dialectique hégélienne n'est pas loin de se réaliser.
[Refrain 3 et 4]
Toi toi ma belle andalouse, aussi belle que jalouse
Quand tu danses le temps s'arrête, je perds le nord je perds la tête
Toi ma belle espagnole, quand tu bouges tes épaules
Je n'vois plus le monde autour, c'est peut-être ça l'amour.
Toi toi ma belle andalouse, aussi belle que jalouse
Quand tu danses le temps s'arrête, je perd le nord Je perd la tête
Toi ma belle espagnole, quand tu bouges tes épaules
Je n'vois plus le monde autour, c'est peut-être ça l'amour.
C'est finalement sur une répétition insistante du refrain (il y a au total 2 couplets pour 4 refrains), qui n'est d'ailleurs pas sans rappeler le délire similaire de Maître Gims dans Bella, que se conclut le récit. Le tyran n'a définitivement plus aucun contrôle sur lui-même. La danseuse ne lui inspire aucun mot nouveau, il se répète, il insiste, il en devient pesant. Cette répétition mécanique fait de lui une véritable machine, le Maître est devenu esclave de lui-même, la dialectique hégélienne est accomplie.
Pour conclure, Kendji Girac modernise la dialectique hégélienne en faisant de l'élément déclencheur, non pas le fait que l'esclave agisse sur le monde, mais le fait que le Maître puisse développer un amour envers son esclave. Ce faisant, l'artiste souligne ainsi le pouvoir de l'amour et le place au-dessus de tout totalitarisme. Progressivement, le Maître perd alors peu à peu le contrôle de lui-même pour ne devenir qu'une simple machine mue par l'amour. Paul Cohen avait déjà bien compris le pouvoir de ce sentiment dans Le Zahir : « L’amour est une force sauvage. Quand nous essayons de le contrôler, il nous détruit. Quand nous essayons de l’emprisonner, il nous rend esclaves. Quand nous essayons de le comprendre, il nous laisse perdus et confus ». C'est donc sans surprise que l'Andalouse se clôt sur une note plutôt tragique.
Le jargon :
Oaristys : Entretien amoureux ; Aventure galante.
Décasyllabe : Vers de dix syllabes.
Tautologie : Répétition inutile, volontaire ou non, d'une même idée en différents termes.
Parallélisme : Phrase qui comporte deux parties ou qui présente un effet de symétrie quelconque.
Idiosyncrasie : Tendance à utiliser un certain lexique selon sa propre tendance d'esprit pour s'exprimer dans une langue donnée.
Correspondance : Chez Baudelaire et Rimbaud en particulier, une correspondance est une association entre deux perceptions sensorielles différentes (La Terre est bleue comme une orange par exemple).
Onomatopée : Syllabe dépourvu de sens, proche de l'interjection.
Nourriture intellectuelle :
La dialectique hégélienne : http://fr.wikipedia.org/wiki/Dialectique_du_ma%C3%AEtre_et_de_l%27esclave
Apprendre à danser le Baila : https://www.youtube.com/watch?v=UyAEf8E19ZY
L'EFFET DE SERRE - Shy'm (2014)
La solitude, nombreux auteurs en ont fait leur matériau de base. De Rousseau avec Les rêveries du promeneur solitaire au romantisme hugolien avec notamment Les Contemplations en passant par Nature de Emerson, la solitude a inspiré et continue d'inspirer nombreux auteurs. Shy'm, avec la sortie de son album Solitaire, s'avère ainsi suivre les traces des romantiques en s'appropriant le thème. Dans sa chanson L'effet de serre, la jeune artiste se propose en effet d'incarner un personnage associable et solitaire qui espère changer sa situation en résolvant un conflit interne entre sa peur du contact et son désir de sociabilisation. Cette expression d'un « moi » divisé nous amène à nous demander dans quelle mesure les paroles de Shy'm, en proie au mal-être de la solitude, se veulent elles incluses dans le processus de sa sociabilisation. En quoi le chant symbolise-t-il pour elle un premier pas vers le changement ?
[Couplet1]
J'ai mal à l'âme
J'ai mal à l'homme
Je suis solitaire
Je suis claustro-homme
Puisqu'il fait beau dehors
Pourquoi on s'enferme
Puisqu'il fait beau dehors
Dis moi pourquoi on s'enferme
Le premier contact avec le texte se veut plutôt pessimiste, orienté vers la tristesse voire le désespoir. Quand bien même les sonorités laissent entrevoir une harmonie interne future, notamment avec le subtil et musical « lala » du premier vers (« J'ai mal à l'âme », « J'ai ma LALA me »), c'est bien d'un mal-être dont il est question, et ce mal-être touche l'âme du narrateur. L'origine de ce mal est très vite dévoilé aux vers 2 et 3. L'on y apprend que Shy'm (qui est donc ici auteur et narrateur) a « mal à l'homme » et est « solitaire ». La sonorité en « LALA » est perdue au détriment d'un « LALO » moins harmonieux. La disharmonie heurte les oreilles de l'auditeur comme la solitude heurte l'âme de l'artiste. Shy'm crée donc un puissant effet d'empathie grâce à cette figure de style unique en son genre. Nous pouvons voir dans cet effet d'empathie une volonté de prise de contact avec autrui pour celle qui veut sortir de sa solitude. « Je suis claustro-homme » semble-t-elle d'ailleurs regretter au vers 4. Ce mot-valise signifie littéralement, je suis séparée, claustrée des hommes. Cela ne signifie pas qu'elle évite les hommes, mais que son asociabilité l'amène à s'en séparer. Autrement, elle aurait dit homme-phobe au lieu de claustro-homme. On comprend ainsi plus clairement qu'elle est isolée par nécessité, par contrainte et non par désir ou par volonté. En d'autres mots, elle subit sa solitude. Et l'on ressent cette souffrance à travers les lignes.
Survient alors une rupture thématique. Le texte semble abandonner la première personne du singulier mais au profit d'un soliloque existentiel. L'on comprend en effet très vite que le personnage solitaire et quasi-dépressif qu'incarne Shy'm se parle à lui-même. Lorsqu'on est solitaire, il est commun de se parler à soi-même. L'exemple de Robinson Crusoé de Daniel Defoe ou de Christopher McCandless dans Into The Wild de Jon Krakauer l'illustrent bien. Shy'm s'inclut donc dans cette isotopie du délire de l'aventurier en perdition en se demandant à elle-même « Pourquoi on s'enferme/Puisqu'il fait beau dehors/Dis-moi pourquoi on s'enferme ? ». Cette question rhétorique n'attend en fait pas de réponse. Il s'agit davantage pour Shy'm de trouver suffisamment de motivation pour sortir de son statut stérile d'associable claustrée sur elle-même. Le beau temps peut alors être un argument. Quoiqu'il en soit, le conflit interne qui la divise est bien mis en évidence à travers l'utilisation du pronom « on » (« Pourquoi on s'enferme ? ») comme si son « je » raisonné questionnait son « je » associable, impersonnel (on est définitivement un pronom impersonnel), non représentatif de ses réelles envies. Ce conflit psychique est aussi mis en avant par les multiples répétitions (« Pourquoi on s'enferme » ; « Dis-moi pourquoi on s'enferme »). L'impératif avec « dis-moi » suit la même logique : le « je » raisonné, motivé pour retrouver les joies de la vie sociale, ordonne au « je » passionnel, incontrôlable, de donner une réponse à cette angoisse. D'un point de vue psychanalytique, il s'agit d'un conflit entre le Moi (rapport à la réalité) et le Ça (pulsions primitives et refoulées). La première strophe nous présente donc un personnage complexe, souffrant de ses contradictions internes mais qui espère trouver le chemin de la sociabilité à travers une auto-psychanalyse sous la forme chantée.
[Refrain]
Respire, Respire, respire, respire l’air
Sortir, sortir, sortir de l’effet de serre
Respire l’air, l’air, l’air
Respire l’air, l’air, l’air
C'est alors que, de la question théorique, la poétesse devient plus pragmatique. Sa voix intérieure lui ordonne soudain à travers l'impératif de « respirer l'air ». Pourquoi Shy'm précise-t-elle que c'est bien de l'air qu'il faut respirer ? Ce pléonasme n'est en réalité que d'apparence et il est au service d'un propos plus subtil. En effet, contrairement à la pensée commune, à la doxa, l'air n'est pas le seul élément respirable. Il est ainsi possible de respirer ce qu'on appelle du fluide respiratoire*, plus précisément un composé perfluorocarbure liquide. Shy'm a sûrement ce nom en tête lorsqu'elle compose son texte. Ce liquide est utilisé dans certaines conditions en médecine ou en plongée sous-marine. L'artiste a donc raison de préciser qu'il s'agit bien de l'air qu'il faut respirer. Car l'air se trouve dans l'atmosphère, respirable depuis la terre ferme. Or, il est souvent plus simple de rencontrer des gens sur la terre ferme que dans l'eau en plongée sous-marine ou dans un bloc opératoire. Ainsi, respirer de l'air, sur la terre ferme, et non du composé perfluorocarbure, dans l'eau ou en bloc opératoire, augmente les chances de rencontrer des gens. En outre, le mot « air » est polysémique et laisse penser qu'il s'agit non pas seulement de respirer l'air de l'atmosphère, mais aussi l'air de la musique, de se laisser entraîner dans la mélodie, les pas de danse, le chant. Le refrain se construit dans un rythme entraînant avec de multiples répétitions, des rimes riches (« l'air » et « serre »), et même des vers holorimes (des vers homophones) pour conclure la strophe : « Respire l'air, l'air, l'air/Respire l'air, l'air, l'air ». Les deux vers s'avèrent en effet posséder des sonorités extrêmement proches. Ainsi, de par le renversement de l'opinion commune par le faux pléonasme « respire l'air » et de par les multiples effets rythmiques, le refrain illustre une vitalité intellectuelle et physique propice à guérir le narrateur de son asociabilité.
Shy'm a bien conscience de l'importance de respirer de l'air et non du liquide respiratoire (ici en saut en parachute, source Closer)
[Couplet2]
J'ai mal au corps
J'ai mal au cœur quand tu reviens
Et je suis le quart d'heure
Qui va et qui vient
Puisqu'il fait beau dehors
Pourquoi on s'enferme
Puisqu'il fait beau dehors
Dis moi pourquoi on s'emmerde
Pourtant, malgré l'enjouement du refrain, le troisième couplet nous rappelle combien le mal est résistant. C'est maintenant au corps que Shy'm a mal. Le mal-être est total. L'organe vital, le cœur, est lui aussi touché. Mais ce dernier ne semble avoir mal que lorsqu'« il » revient : « J'ai mal au cœur quand tu reviens ». Qui désigne ce « tu » ? Très probablement, son « je », son « moi » touché par l'asociabilité. Son « je » malade s'oppose à son « je » désireux de vie sociale. L'asociabilité apparaît clairement comme une maladie ici, puisque le mal est aussi bien physique que psychique. Toutefois, l'espoir est encore permis puisqu'au vers 3, Shy'm semble déterminer à « sui[vre] le quart d'heure ». L'image est quelque peu sibylline mais l'interprétation suivante est des plus vraisemblables : le quart d'heure peut en effet désigner le quart d'heure américain, ce fameux moment dans une soirée, où ce sont les femmes qui invitent les hommes à danser. Dès lors, en suivant ce quart d'heure américain (« Je suis le quart d'heure »), l'artiste aura dépassé tous les interdits sociaux qu'elle a intériorisés, et, par conséquent, aura acquis la vie sociale tant recherchée. Suivre ce quart d'heure, c'est remporter une victoire contre soi-même pour le narrateur. Il s'agit d'ailleurs du « quart d'heure/Qui va et qui vient ». L'image de la danse avec le mouvement de va-et-vient semble donc confirmer l'interprétation du dansant quart d'heure américain.
Reviennent alors les questions rhétoriques du premier couplet avec toutefois un léger changement dans le registre du langage au dernier vers. D'un langage courant, nous passons en effet au très familier avec « Dis-moi pourquoi on s'emmerde ? ». L'emmerde qui vient de « merde », qui vient du latin merda qui vient de l'indo-européen commun s-merd (puer) signifie excrément, défection, étron. Toutefois, l'artiste choisit probablement d'utiliser le verbe emmerder dans le sens « s'ennuyer ». Elle sous-entend ainsi l'ennui qu'elle éprouve dans sa solitude et de ce fait, la quasi-nécessité pour elle de se sociabiliser. Cette deuxième strophe illustre donc le combat entre « l'emmerde » de la solitude et les premiers succès de cette tentative de vie nouvelle (avec le quart d'heure américain notamment).
[Refrain2]
Respire, Respire, respire , respire l’air
Sortir, sortir, sortir de l’effet de serre
Respire l’air, l’air, l’air
Respire l’air, l’air, l’air
[Couplet3+Refrain3]
Respire, Respire, respire , respire l’air ,
Sortir, sortir, sortir de l’effet de serre
Respire l’air, l’air, l’air
Respire l’air, l’air, l’air
Respire l’air, l’air, l’air
Respire l’air, l’air, l’air
Les dernières paroles de la chanson soulignent un dynamisme intellectuel, artistique et rythmique aussi soudain qu'encourageant. En 10 vers, l'on trouve 14 répétitions du verbe « respirer » et 20 mentions de « l'air ». Mais tout cet air à respirer n'est pas incompatible avec l'effervescence intellectuelle comme le démontre l'emploi de multiples figures de style : hypozeuxes, accumulation, graduation, holorimes pour ne citer qu'elles... Il s'agit pour Shy'm de sortir de l'étouffement de la solitude, cette solitude qui la « serre », la « claustre ». Ainsi, même si c'est sur du vent que se clôt la chanson, il n'est pas question de stérilité artistique car la chanteuse parvient à faire de l'air un élément hautement symbolique. Il faut en effet replacer ces deux strophes dans leur contexte pour comprendre combien cet air est vital pour Shy'm et combien il est lourd de sens. En un mot comme en cent, l'artiste brasse de l'air pour le respirer.
Dans ce texte court mais dense, Shy'm incarne donc un personnage triste de son asociabilité mais qui cherche à changer les choses, à sortir dehors et à respirer de l'air pour reprendre contact avec le monde puis avec d'autres humains. Cette quête de la sociabilité apparaît ainsi comme le fil directeur de cette chanson L'effet de serre. Le texte n'est alors pas tant un remède contre la solitude qu'un exutoire. L'air y est l'élément central : il guérit et unit. L'air est vital, l'air est musical, l'air est vitalité. La vitalité elle-même est à son tour multiple : intellectuelle et corporelle. Tout au long du texte, Shy'm entretient sa motivation à travers des effets de rythme insistants et auto-persuasifs. Du combat entre son Moi et son Ça, son « je » motivé à changer et son « je » déraisonnable, c'est définitivement le premier qui s'affirme à la fin du texte. Shy'm effectue finalement une sorte d'auto-psychanalyse à travers cet écrit, et, comme pour un rêve, réussit à proposer plusieurs niveaux de lecture. Les conflits internes issus de désirs opposés existent depuis longtemps en littérature. Dans la tragédie de Corneille, Cinna, Auguste devait choisir entre condamner ses proches à cause de leur trahison ou les gracier. Il sortira vainqueur, tout comme Shy'm, en choisissant la deuxième option.
Le jargon :
Mot-valise : Néologisme formé par la fusion d'au moins deux mots existant.
Soliloque : Monologue d'une personne qui réfléchit à haute voix.
Isotopie : Presque synonyme de champ lexical.
Pléonasme : Redoubler une expression dans une même partie de phrase.
Vers holorimes : Syllabes homophones sur deux vers ou plus.
Hypozeuxe : Forme de parallélisme.
*Le fluide respiratoire : http://fr.wikipedia.org/wiki/Fluide_respiratoire