Le Kakemphateur

Le Kakemphateur

AVENIR - Louane (2015)

Lorsque le héros de L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, écrit par Cervantes au début du XVIIe siècle, fait d’une paysanne de son pays, Dulcinée du Toboso, la dame de ses pensées à qui il jure amour et fidélité, son fol amour s’inscrit dans le genre de la parodie et vise à faire rire le lecteur. Quatre siècles plus tard, en 2015, la jeune poétesse Louane continue de faire vivre le genre parodique à travers sa chanson Avenir. Bien que le public ait reçu l’œuvre comme une « vulgaire » et dramatique chanson d’amour, une relecture attentive du texte permet de cerner le subtil comique derrière l’apparent tragique.

 

Louane.jpg

 

[Couplet 1]

Oh oh, oh oh, oh oh oh 
Oh oh, oh oh, oh oh oh 
Oh oh, oh oh, oh oh oh 
Eheheheheheeee 

 

Louane choisit de choquer son lecteur ou auditeur dès les premières lignes à travers des onomatopées qui ne font pas encore sens dans le texte. Ces réduplications onomatopéiques expriment vraisemblablement, en même temps qu’ils parodient, des sanglots. L’on apprend effectivement par la suite qu’elle vient de rompre avec son « amour ». Bien que la parodie ne soit pas forcément évidente, l’auteur semble déjà se moquer ouvertement des exagérations stylistiques employées par nombreux auteurs lorsqu’il s’agit de parler d’amour. En plus de cet aspect parodique, les « oh » sont répétés sept fois par vers et divisés en trois groupes par le biais des virgules. Les chiffres 7 et 3, tous deux rattachés au symbolisme biblique (7 jours et la divine trinité) octroient au texte une tonalité sérieuse qui contraste avec l’onomatopée « oh » et participe au burlesque. En quelques lignes a priori dénuées de sens, Louane parvient donc à inscrire son texte dans le registre de la  parodie et du burlesque.


[Couplet 2]
Partie loin derrière, 
Sans trop de raison, 
Tu m'as laissé hier, 
La fin de la saison. 
Je ne veux plus savoir, 
On s'est éloignés, 
Tu ne vas plus m'avoir 
Et tout est terminé. 

 

Le premier couplet parodie subtilement la littérature amoureuse. Alors que Louane explique au deuxième vers qu’elle subit la rupture : « Tu m’as laissé hier » ; elle mythifie ensuite la réalité à travers le processus psychologique de la dénégation en employant le pronom « on », ce qui lui donne une part de responsabilité inventée de toute pièce dans ladite rupture : « On s’est éloignés ». Elle prend alors superficiellement le contrôle de la situation : « tu ne vas plus m’avoir », pensant par-là que l’homme qui l’a quitté cherchera à l’avoir de nouveau, ce qui confirme la dénégation dans laquelle Louane se trouve. En résumé, elle explique qu’elle a été quittée, mais finalement qu’elle avait aussi son mot à dire puisqu’ils se sont tous les deux « éloignés » dans un mouvement apparemment réciproque, et enfin, elle prend superficiellement la situation en main à travers un futur prophétique affirmant qu’il ne l’aura plus. 

A cela s’ajoute le non-sens de certains vers comme « tu m’as laissé hier,/ La fin de la saison. » Cette anacoluthe traduit la perte du raisonnement logique certainement causée par le choc émotionnel trop important. La subtilité consiste ici en ce qu’il s’agit d’une parodie et Louane l’assume ouvertement puisqu’après le « oh oh oh » caractéristique des chansons françaises d’amour, elle n’hésite pas à comparer de façon stéréotypée la fin de la relation à « la fin de la saison », d’une manière des plus syntaxiquement maladroites.

 

[Refrain 1]
Oh oh, oh oh, oh oh oh 
Oh oh, oh oh, oh oh oh 
Oh oh, oh oh, oh oh oh 
Eheheheheheeee 

 

Le refrain fait alors davantage sens puisqu’on l’est à présent assurés que ces onomatopées sont la résultante mises en mot du choc émotionnel interne subit par l’artiste. L’air béat, la bouche s’entrouvre pour buller de vulgaires O comme le ferait un poisson dans un bocal. La parodie est ainsi moins implicite qu’au début.  Le "Eheheheheheeee" contraste avec le reste du refrain et marque la reprise en main de l’artiste sur son psyché. La lutte interne dont il est question est résumée en deux syllabes ; le "oh" contre le "eh". Il marque ainsi la transition entre le cri, et le parler qui s’ensuit.

 

 [Couplet 3]
J'espère que tu vas souffrir 

Et que tu vas mal dormir, 
Pendant ce temps j'vais écrire, 
Pour demain, l'avenir! 
Pour demain, l'avenir.. 

 

A l’image d’Orelsan qui chante Sale Pute pour exprimer la rancœur d’un mal-aimé envers sa promise échappée, Louane exprime sa détresse à travers des aphorismes ravageurs. Elle souhaite à son ancien amour de « mal dormir » et de « souffrir ». Ayant probablement en tête Le monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer, Louane se réfère sûrement au passage suivant dans cette strophe : « il y a ainsi des rapports étroits entre la méchanceté et l’esprit de vengeance, qui rend le mal pour le mal, non pas avec un souci de l’avenir, ce qui est la caractéristique du châtiment, mais simplement en songeant à ce qui arrivé, au passé, en voyant dans le mal qu’il inflige non un moyen, mais un but, et en cherchant dans la souffrance d’autrui un apaisement de la nôtre. »

Le comique vient ici du fait que Louane illustre l’éloquente citation susnommée à : « J’espère que tu vas souffrir/ Et que tu vas mal dormir. ».

 

[Couplet 4]
Partie pour un soir, 
Juste lui parler, 
Au fond d'un couloir 
Tu voulais allé-é. 
Hypocrisie d'un soir, 
Les verres sont cassés. 
Envolés les espoirs 
Et nos cœurs défoncés. 

 

C’est alors que la parodie, qui jusqu’ici n’était pas vraiment explicite, le devient. Il s’avère en effet que Louane ne parle pas réellement d’un grand amour mais simplement de la rencontre d’un soir. La scène se passe probablement durant une soirée festive puisque l’artiste mentionne bien qu’il s’agit simplement « d’un soir » : « Partie pour un soir » ; « Hypocrisie d’un soir ». Elle s’est donc tout simplement laissée charmer par le Don Juan de la soirée et regrette sa naïveté. Ce dernier voulait d’ailleurs aller « au fond d’un couloir ». Les intentions semblent assez claires. Si Louane le traite d’hypocrite (« hypocrisie d’un soir »), c’est parce qu’elle est restée trop naïve et a placé trop d’espoir en cette rencontre (« envolés les espoirs »). Encore une fois, elle refuse de considérer qu’elle est la seule à subir la rupture et parle au pluriel lorsqu’elle mentionne les cœurs défoncés : « Envolés les espoirs/ Et nos cœurs défoncés. » C’est plutôt cela qui est hypocrite puisque si son Don Juan voulait simplement aller au fond d’un couloir, son cœur à lui ne doit pas être trop abîmé. C’est aussi cela qui constitue la subtilité de la parodie d’amour.

 

Tinder Louane Justin Bieber.jpgLouane semble chanter pour le "coup d'un soir". S'agit-il d'une rencontre Tinder? (Ceci n'est pas un placement de produit, je répète, ceci n'est pas un placement de produit, gardez-votre calme et respirez profondément)

 

[Refrain 2]
Oh oh, oh oh, oh oh oh 
Oh oh, oh oh, oh oh oh 
Oh oh, oh oh, oh oh oh 
Eheheheheheeee 

J'espère que tu vas souffrir 
Et que tu vas mal dormir, 
Pendant ce temps j'vais écrire, 
Pour demain, l'avenir! 
Pour demain, l'avenir..

 

[Couplet 5]
Partie seule dans la rue, 
Je cherche mon chemin. 
Je n'le trouve plus, 
Il me parait bien loin. 
Je t'ai oublié, 
Tu n'me fais plus rien. 
Et je pars voyager 
En pensant à demain. 

 

Louane retourne ensuite dans des réflexes psychologiques caractéristiques des personnalités instables. Elle part ainsi « seule dans la rue » et « cherche [s]on chemin ». En d’autres termes, elle vagabonde, à la recherche d’un probable et quelconque avenir. Alors qu’elle répète depuis le début du texte qu’elle va écrire « pour demain, l’avenir », elle admet finalement ici qu’elle cherche simplement son avenir et qu’un coup de plume magique apparaît impuissant pour le trouver. Elle n’a pas d’avenir en vue. L’artiste affirme alors qu’elle a oublié son Roméo : « Je t’ai oublié ». Encore une fois, l’on se situe ici dans la dénégation la plus totale puisqu’elle lui consacre une chanson entière et s’adresse à lui tout au long de la chanson : « J’espère que tu vas souffrir,/Et que tu vas mal dormir. ». Ce Roméo, qui « n’[l]ui fai[t] plus rien », lui défonce tout de même le cœur et la fait chanter une chanson. Ce « rien », ne renvoie-t-il d’ailleurs pas à la chanson en elle-même, c’est-à-dire à l’Avenir (titre de la chanson) ? Le rien ne désigne-t-il pas alors l’avenir de l’artiste ?

Bien entendu, tout cela s’inscrit encore dans le registre parodique, et, de même que Louane sublime le sentiment amoureux, elle sublime également la moindre de ses actions. L’errance urbaine devient alors un « voyage » (« Partie seule dans la rue,/ Je cherche mon chemin […] Et je pars voyager »). L’artiste s’efforce de dramatiser la rencontre d’un soir.

 

[Refrain 3]
Oh oh, oh oh, oh oh oh 
Oh oh, oh oh, oh oh oh 
Oh oh, oh oh, oh oh oh 
Eheheheheheeee 

J'espère que tu vas souffrir 
Et que tu vas mal dormir, 
Pendant ce temps j'vais écrire, 
Pour demain, l'avenir! 
Pour demain, l'avenir.. 

 

[Couplet 6]
Partie loin derrière 
Sans trop de raison 
Tu m'as laissée hier 
La fin de la saison 

 

L’artiste termine sur la répétition des refrains et couplets précédents car c’est seulement maintenant, après analyse, que chaque vers fait totalement sens. Si elle souhaite à son Roméo de souffrir, il apparaît qu’elle est la principale victime. « Demain, l’avenir » désigne le lendemain après la soirée, et en même temps le rien de sa quête. L’ensemble des strophes reprend finalement nombreux topoï de la poésie amoureuse. La mise en mot de la frustration, des considérations schopenhaueriennes, de la rencontre avortée d’un soir participe au comique de la chanson.

 

 

Pour conclure, Louane parodie subtilement la poésie amoureuse en sublimant la frustration de sa rencontre d’un soir. Ce faisant, elle reprend nombreux topoï de la littérature amoureuse et dramatise ce qui n’est pas dramatique en soi. Le texte gravite ainsi autour d’un coup d’un soir et, entre dénégation et sublimation, Louane se moque d’elle-même sous couvert de la parodie burlesque. Cet aspect essentiel du texte, qui demande une relecture attentive, avait jusqu’alors échappé au grand public. 

 

 

Le jargon:

Réduplication: Répétition de mots qui sont placés côte à côte

Parodie: "Stratégie de réinvestissement d'un texte ou d'un genre de discours dans d'autres" selon Dominique Maingeneau. Sinon, on peut définir cela comme la réécriture plus ou moins fidèle d'un texte (ou autre) sous un angle à la fois critique et comique. 

Burlesque: Décalage (ou confusion volontaire) entre grandeur et petitesse. 

Mythifier: Mentir dans l'objectif de donner plus de grandiloquence à quelque chose ou quelqu'un. Ne pas confondre avec mystifier qui signifie "abuser de la crédulité de quelqu'un pour s'amuser à ses dépens". 

Dénégation: Action de dénier. 

Anacoluthe: Rupture dans la construction syntaxique attendue de la phrase. Le début de la phrase annonce une construction qui sera abandonnée en cours de route. Exemple: "Le nez de Cléopâtre: s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé." (extrait des Pensées de Pascal). 

Psyché: Esprit, principe pensant ; Ensemble des manifestations conscientes et inconscientes d'un individu. 

Aphorisme: Courte phrase exprimant un principe ou un concept de pensée.

Sublimer (psychologie): Détourner une pulsion de son but premier vers un autre but plus valorisé socialement. Ne pas céder à la haine sous la forme de violence par exemple, et l'exprimer (la sublimer) dans une peinture. 

Topos: Thème récurrent en littérature (pluriel = topoï). 

 

Pour aller plus loin:

- Prenez la deuxième à droite. 


08/07/2015
0 Poster un commentaire

LES MEILLEURS - Booba (2015)

Booba est-il notre plus grand poète vivant ? Cette question posée par le journal intellectuel Nouvel Obs en avril 2015 est quelque peu rhétorique. Une simple écoute des chansons de Booba permet en effet de se rendre compte des qualités littéraires de cet auteur hors-norme que Thomas Ravier dans la Nouvelle Revue Française compare à Louis-Ferdinand Céline et Antonin Artaud. Dans son titre Les Meilleurs, Booba compose un poème fragmenté  dont les personnages recouvrent de multiples facettes. Il s’emploie à démontrer en quoi lui et ses acolytes sont les meilleurs et nous invite par ce biais, à réfléchir sur la notion relative de « meilleur ».   

Booba2.jpeg

 

[Booba - Couplet 1] 
Le monde est un flic africain, il est corrompu 
La vie n'a plus de valeur, l'argent n'a pas d'odeur, moi non plus 
On les défonce, je leur laisse quelques deniers 
Donc elles ont toujours envie 
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ? 

 

Dans ce premier couplet, Booba s’approprie des thèmes forts. Suivant les préceptes sartriens de la littérature engagée, il dévoile la corruption du monde à travers l’image du « flic africain ». Ensuite, fidèle à une écriture fragmentaire quelque peu surréaliste, il s’exprime derechef dans un présent gnomique : « la vie n’a plus de valeur, l’argent n’a pas d’odeur, moi non plus ». L’hyperbate « moi non plus » témoigne de l’honnêteté de Booba à reconnaître qu’il n’a ni valeur, ni odeur (il est comme l’argent et comme la vie) ou, pour le dire autrement, qu’il est fade.

Cette fadeur s’explicite aux vers 3 et 4, lorsque le poète évoque le rapport pavlovien entre l’argent et les chien(ne)s : « On les défonce, je leur laisse quelques deniers / Donc elles ont toujours envie. » L’auteur se demande alors selon l’expression populaire Les meilleurs partent en premier « si les meilleurs partent en premier / Pourquoi [il est] toujours en vie ? ». De fait, il a donné les clefs au lecteur juste avant. Booba, étant fade, ne semble pas faire partie des meilleurs. C’est au lecteur de le comprendre tandis que l’auteur simule sa propre ignorance à propos de lui-même. Nous sommes ici encore dans une logique sartrienne où autrui apparaît indispensable pour se connaître soi-même.


[Booba - Refrain 1] 
Pourquoi suis-je toujours en vie ? 
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ? 
Si les meilleurs partent en premier 
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ? 

 

Le refrain montre qu'il n'est pas clair pour Booba qu'il se situe à l'opposé des meilleurs. La question le taraude à un point tel que le refrain ne constitue plus qu’une incessante répétition de la même question. C’est encore une fois au lecteur de comprendre pourquoi Booba est toujours en vie. Ce dernier lui donne toutefois tous les indices nécessaires pour comprendre qu’il est toujours en vie en raison de sa fadeur (il n'est pas le meilleur). 

 

[Elh-Kmer - Couplet 2] 
R.A.S, je confirme : on est les best 
Rap Français je lui mets sa dose au fond des fesses 
L'argent n'a pas d'odeur mais a une saveur 
Si les meilleurs partent en premier 
Qu'est-ce que je fous dans ce monde, mon Seigneur ? 
Bang bang, autour de moi j'compte plus les victimes 
J'ai la mentale de Poutine, Ruskov dans le cœur, Camer' d'origine 
Ce sont les balles qui parlent, les hommes se taisent 
Et nos problèmes se règlent 
Très peu ont cru en moi je les baise fort fort 
Tellement fort qu'ils n'ont plus leurs règles 
Rosa Parks m'a dit "Donne pas ta place parce que t'es nègre" 
Colonisé par des porcs, mon peuple a perdu toutes ses terres 
Kmer tue les tous, spécialisé pour niquer des mères 
Pirate 92i, on part à la guerre jusqu'à notre perte 

 

Vient ensuite un autre poète, ce qui renforce l’aspect fragmentaire du texte. Elh-Kmer se pose la même question que Booba : « Si les meilleurs partent en premier / Qu’est-ce que je fous dans ce monde, mon Seigneur ? ». L’écrivain propose plusieurs pistes de réflexions.

En premier lieu, il se compare lui-même avec un médicament. D’abord suppositoire lorsqu’il exprime l’intention de mettre au rap français, « sa dose au fond des fesses », il devient ensuite un néo-médicament ayant pour effet la cessation des règles féminines: « je les baise fort fort / Tellement fort qu’ils n’ont plus leurs règles ». La métaphore s’effile et Elh-Kmer devient même la personnification de la ménopause. En effet, il reconnaît être « spécialisé pour niquer des mères » (Master pro ?), et le terme "spécialisé" laisse penser que son action a un effet médicamenteux, celui de faire disparaître les règles en l’occurrence. Elh-Kmer se compare donc bel et bien à la ménopause et cela expliquerait pourquoi, alors qu’il est parmi les meilleurs (suppositoires et autres médicaments), il est encore en vie. Il a un rôle, un objectif, peut-être même assigné par le "Seigneur" qu'il évoque.

Toutefois, l’aspect surréaliste du texte autorise une autre interprétation. Il affirme ainsi tuer beaucoup d’hommes : « Bang bang, autour de moi j’compte plus les victimes […] Ce sont les balles qui parlent, les hommes se taisent. » Si l’auteur se chosifie encore en devenant une balle (en effet, ce sont les balles qui parlent et que fait l’auteur actuellement, si ce n’est parler ?), ce qui importe le plus est de voir qu’il tue beaucoup de personnes. Si les meilleurs partent en premier, c’est peut-être parce qu’il tue les meilleurs, et n’est ainsi pas parmi les meilleurs. La raison pour laquelle Booba et Elh-Kmer sont toujours en vie serait alors la même : aucun d’entre eux n’est parmi les meilleurs.

A noter toutefois que l’auteur dit avoir « la mentale de Poutine ». Poutine, qui, rappelons-le, serait un autiste selon cette étude américaine. Elh-Kmer serait alors autiste. D’un côté, il serait donc encore en vie en raison de son rôle de médicament, de l’autre l’explication viendrait du fait qu’il n’est pas parmi les meilleurs.



[Booba - refrain 2] 
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ? 
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ? 
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ? 
Pourquoi suis-je toujours en vie ? 

 

[Booba - couplet 3] 
Le monde est un flic africain, il est corrompu 
La vie n'a plus de valeur, l'argent n'a pas d'odeur, moi non plus 
On les défonce, je leur laisse quelques deniers 
Donc elles ont toujours envie 
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ? 

 

Booba continue de montrer combien la question le taraude. Mais l’on peut penser à présent qu’il est encore en vie parce que son ami tue tout le monde, y compris les meilleurs. Il rappelle également qu’il n’a ni odeur, ni valeur, qu’il est fade.


[Booba - Couplet 4] 
Je ne traîne qu'avec des pirates, j'vis en communauté 
Qu'est-ce que je pense ? Baisez vos mères, mon communiqué 
À chaque post Instagram vous polémiquez 
Dans le game je suis comme à Walt Disney 
Comme si j'avais connu Mickey 
J'ai plutôt connu Minnie 

Évidemment j'ai le milli' 
Tu m'attaques ça m'fait des guillis 
Toute ma vie en i comme à Phili 
40 milli' Gang, 40 milli' Gang 
Ne fais pas le héros couche-toi, lâche le dividende 
Banlieue Ouest de Paris 
Je suis au commissariat quand je mens 
Ai-je une gueule à m'appeler Charlie ? 
Réponds-moi franchement 
T'as mal parlé, tu t'es fait plomber 
C'est ça la rue c'est ça les tranchées 
Leur plafond c'est mon plancher 
Ton plan A c'est mon plan B 

 

 

Booba va alors donner davantage d’indices au lecteur, à travers son autoportrait, afin qu’il comprenne en quoi il n’est pas le meilleur. Dans cette strophe, le rappeur apparaît ainsi avant tout comme un geek. Le champ lexical de l’informatique domine : « pirates » (informatiques) ; « communauté » ; « communiqué » ; « instagram » ; « dans le game ». Il accorde une cerrtaine importance aux polémiques suscitées par ses « post[s] Instagram ». Il admet en outre ne traîner qu’avec des pirates et vivre en communauté (virtuelle), tel un geek isolé du reste du monde. Par ailleurs, « dans le game, [il est] comme à Walt Disney », c’est-à-dire qu’il maîtrise très bien le jeu (vidéo). Le fait qu’il se ballade à Disneyland avec Minnie et non Mickey représente le stéréotype du geek qui fantasme sur des personnages de fiction. Booba fantasmerait en l’occurrence sur Minnie.

Il s’avère ensuite que le jeu maîtrisé par Booba est à un jeu de stratégie : « évidemment j’ai le milli’ », c’est-à-dire le million ; « tu m’attaques ça m’fait des guillis », « ton plan A c’est mon plan B ». Booba est ce que l’on pourrait appeler un hardcore-gamer.

Encore une fois fidèle au genre du fragment, l’écrivain parisien ne ménage pas ses transitions et affirme être au commissariat quand il ment : « Je suis au commissariat quand je mens ». Le fait de se rendre de son plein gré au commissariat lorsqu’il ment, c’est-à-dire lorsqu’il commet un délit tout à fait mineur, est respectable. Cela souligne le contraste qu’il peut y avoir entre la réalité et le virtuel. Pirate informatique sur le net, Booba n’en est pas moins l’homme le plus honnête en réalité puisqu’il se dénonce lorsqu’il ment. Ce souci de véracité semble vraiment important car il en vient à demander à son interlocuteur fictif de lui répondre « franchement » au vers 15 ; souci de véracité qui le pousse également à demander à autrui s’il a « une gueule à s’appeler Charlie ». En effet, pour l’auteur, revendiquer le « je suis Charlie » est un mensonge au sens littéral du terme. Le début de question "ai-je une gueule" montre bien son énervement face à ce mensonge. Booba, de son vrai nom Elie Yaffa, ne s’autorise ainsi même pas à mentir sur le fait qu’il s’appellerait Charlie, là où des millions de français ne s’appelant pas Charlie ont menti. Booba est Booba avant tout. Qu’il dise « Je suis Booba » est correct, qu’il dise « Je suis Charlie, Jean-Claude ou Jésus » est un mensonge. La vérité littérale doit primer pour lui.

Booba serait donc finalement en droit de se demander, pourquoi lui, le plus honnête des hommes, est encore en vie.

 

La vérité.jpgLe dessinateur Luz a rétabli la vérité. Booba n'est pas (ne s'appelle pas) Charlie. Qu'il soit gonflette, cela est en revanche visible de tous. 



[Booba] 
Le monde est un flic africain, il est corrompu 
La vie n'a plus de valeur, l'argent n'a pas d'odeur, moi non plus 
On les défonce, je leur laisse quelques deniers 
Donc elles ont toujours envie 
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ? 

[Booba] 
Pourquoi, pourquoi, suis-je toujours en vie ? 
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ? 
Si les meilleurs partent en premier 
Si les meilleurs partent en premier 
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ? 

 

La question le taraude toujours et encore.


[Benash - couplet 5] 
J'ai plus de putes que Hugh Hefner 
Je suis posé avec une kalash' devant les portes de l'Enfer 
C'est la guerre, Boulbi re-Squa, c'est la guerre 
J'suis en roquette sous la raquette 
Je leur casse les reins comme James Harden 
Conquérant comme Alexandre le Grand 
J'suis un gladiateur, U tréma, t'as la dégaine de Peter Pan 
Mon jus de bagarre est mon élixir 
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ? 
Bang, comme Douk Saga j'suis boucantier 
Je suis devenu casanier depuis qu'chez moi traînent des billets 
Fight, fight, fight, c'est le bruit de mon cœur 
L'argent n'a pas d'odeur mais sait sentir les profiteurs 

 

Le troisième protagoniste de l’histoire nous invite alors à réfléchir plus en détail sur le terme de « meilleur ». Lui aussi se demande « si les meilleurs partent en premier / Pourquoi suis-je toujours en vie ? ». De fait, il se compare avec James Harden, l’un des meilleur joueurs de la NBA, avec Alexandre le Grand, l’un des plus grands conquérants, et avec Douk Saga, l’inventeur du coupé décalé. Ces trois figures épiques laissent penser que Benash fait lui aussi partie des meilleurs. Pourtant, il admet être « boucantier » comme Douk Saga. A la manière où Douk Saga fait tâche dans l’énumération des figures épiques, Benash fait lui aussi tâche. Le boucantier est d'ailleurs celui qui fait du boucan. Sa strophe est donc un boucan, un cri perdu, une rhétorique fait de brouhaha. Il le reconnaît lui-même. Cela invite le lecteur à relativiser sur la vérité d’un texte. Ce n’est pas parce qu’on dit être parmi les meilleurs que l’on est les meilleurs. Benash apparaît ainsi surtout le meilleur dans la violence : « Fight fight fight, c’est le bruit de mon cœur », dans l’obscénité : « J’ai plus de putes que Hugh Hefner [fondateur de Playboy] », et dans l’avarice « Je suis devenu casanier depuis qu’chez moi traînent des billets ». Et être le meilleur dans de tels domaines, c'est, d'une certaine manière être le pire. 



[Booba - la question le taraude encore] 
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ?
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ?
Si les meilleurs partent en premier 
Pourquoi suis-je toujours en vie ?
Pourquoi suis-je toujours en vie ?

 

Booba repose encore la question autour de laquelle gravite son écrit. Le lecteur connaît maintenant toutes les réponses possibles. Si les trois personnages sont encore en vie, c’est soit parce qu’ils ne sont pas les meilleurs, soit parce qu’ils sont les meilleurs mais dans le mauvais sens (le meilleur dans la violence est finalement le pire pacifiste), soit parce qu’ils ont un rôle essentiel, à l’instar de Elh-Kmer qui soigne les gens en s’identifiant tantôt à un suppositoire, tantôt à un autre médicament.

 

Pour conclure, Booba invite le lecteur/auditeur à réfléchir sur les mots et en particulier sur le terme relatif de « meilleur ». Trois personnages sont dépeints dans cette chanson : Booba, Elh-Kmer et Benash. Booba est le meilleur dans le sens où sa malhonnêteté virtuelle est inversement proportionnelle à son honnêteté intellectuelle. Il s’exprime d’ailleurs bien souvent dans un présent de vérité générale, ce qui confirme la vocation œcuménique de ses paroles. Rien de moins vrai que de dire, lorsqu’on ne s’appelle Charlie, « Je suis Charlie ». Elh-Kmer est le meilleur dans le sens où sa vie n’est pas inutile. C’est à ce propos le seul à parler du « Seigneur ». Serait-il un suppositoire/médicament humanisé envoyé sur Terre pour aider les Hommes ? Enfin, Benash souligne bien la relativité de la notion de meilleur, en montrant qu’être le meilleur dans les pires catégories, ce n’est pas vraiment être le meilleur mais plutôt le pire. Tout cela reste bien sûr implicite dans le texte et c’est au lecteur de comprendre la substantifique moelle de l’écrit. C’est ainsi qu’il n’est pas absurde de comparer Booba à Louis-Ferdinand Céline, Antonin Artaud ou bien Kendji Girac.

 

 

Le jargon:

Gnomique: Synonyme de vérité générale (un présent gnomique). 

Hyperbate: Prolongement d'une phrase là où l'on aurait pu s'attendre à ce qu'elle se termine, comme ce petit morceau supplémentaire par exemple. 

Oecuménique: Universel, qui concerne l'ensemble des terres habitées. 

 

Pour aller plus loin:

Littérature engagée selon Sartre:   http://www.erudit.org/culture/qf1076656/qf1187311/55676ac.pdf

L'étude de Pavlov sur les chiens:  https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9flexe_de_Pavlov

Poutine autiste? :  http://www.lepoint.fr/invites-du-point/idriss-j-aberkane/aberkane-poutine-est-il-autiste-12-02-2015-1904363_2308.php


24/06/2015
0 Poster un commentaire

CLOWN - Soprano (2015)

Lorsqu’un texte en apparence simple ne nous délivre aucune vérité particulière, c’est probablement qu’une seconde lecture est nécessaire. Celui qui lirait les fables de La Fontaine sans contextualisation ni interprétation perdrait à ce titre l’intérêt même de l’œuvre. En suivant la tradition tragicomique à travers l’archétype faussement oxymorique du clown triste, Soprano compose ainsi un texte dont la richesse ne se dévoile qu’à une deuxième voire une troisième lecture. Que nous apprennent alors les différentes strates littéraires dans le texte du jeune rappeur ?

Soprano.jpeg

 [Couplet 1]

Désolé ce soir je n'ai pas le sourire 
Je fais mine d'être sur la piste malgré la routine 
J'ai le maquillage qui coule, mes larmes font de la lessive 
Sur mon visage de clown
Je sais bien que vous n'en avez rien à faire 
De mes problèmes quotidiens, de mes poubelles de mes colères 
Je suis là pour vous faire oublier, vous voulez qu'ça bouge 
Ce soir je suis payé, je remets mon nez rouge

 

Cette première strophe nous présente à une première lecture un simple clown triste. Le « maquillage qui coule », le « visage de clown » et le « nez rouge » s’avèrent assez explicites là-dessus. Toutefois, Soprano nous donne des indices pour comprendre la véritable métaphore qui se cache derrière le clown. Celle-ci est d’abord sibylline et peu d’indices nous permettent de la comprendre. Ainsi, on sait que le personnage est « désolé » car « ce soir [il] n’[a] pas le sourire », ce qui revient à dresser le portrait d’un personnage dépressif.

Si l’on admet maintenant que le nez rouge est métaphore du nez rouge de l’ivrogne, les autres vers continuent de faire sens. La « piste » dont il est question au vers deux s’apparente alors à celle d’une boîte de nuit, endroit caractéristique de la vie nocturne et qui partage un champ lexical similaire à celui de l’alcool. Soprano précise ensuite que ses « larmes font de la lessive ». La lessive, qui nettoie, est assimilable à un désinfectant, produit lui-même analogue à l’alcool. Le protagoniste serait donc tellement ivre qu’il pleurerait de l’alcool. Il noie sa tristesse de « la mer de ses larmes » pourrait-on dire en paraphrasant Pierre de Marbeuf (référence que Soprano a sûrement à l’esprit d’ailleurs).

Une dichotomie s’opère ensuite entre l’état lucide de Soprano et son état altéré. « Je sais bien que vous n’en avez rien à faire, / De mes problèmes quotidiens, de mes poubelles, de mes colères ». L’état lucide a bien conscience que la plupart des lecteurs/auditeurs n’a effectivement rien à faire de ses problèmes mais c’est bien l’état altéré qui a le dernier mot au vers 6. Soprano en vient en effet à raconter n’importe quoi, notamment que l’on n’en a rien à faire « de ses poubelles ». Comment peut-on reprocher à quelqu’un son manque d’empathie envers les poubelles, à moins d’avoir un taux d’alcoolémie dans le sang supérieur à la normale ?

Quoiqu’il en soit, la métaphore devient finalement explicite au dernier vers de ce couplet: le narrateur sous-entend qu'il est payé, qu'il reçoit son salaire aujourd'hui (« ce soir je suis payé »), salaire qui lui permet donc de remettre son nez rouge (« je remets mon nez rouge »), autrement dit, de consommer dans les bars jusqu’à l’ivresse.

La strophe ne nous présente donc pas tant un clown triste qu’un homme dépressif ne trouvant remède à son malheur que dans l’alcool.

 

[Refrain 1]
Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala

 

Le narrateur étant à présent probablement dans un état de conscience modifié, le refrain s’avère être un véritable coup de folie qui entremêle homéotéleutes, tautogrammes, hypozeuxes, épanalepses, épanadiploses, réduplications, épitrochasmes, ressassements et nombreuses autre figures de style ! Suivant probablement la lignée de Maître Gims et son fameux « Bella, Bella, Bella, Bella […] », Soprano compose un  refrain qui fait d’autant plus sens si on le contextualise à la lumière de la seconde lecture, si on imagine non un clown triste, mais un ancien homme malheureux maintenant heureux dans l’alcool. La folie s’exprime pleinement à travers l’exagération stylistique explicite.

 

[Couplet 2]
Désolé les enfants si ce soir je n'suis pas drôle 
Mais ce costume coloré me rend ridicule et me colle 
J'me cache derrière ce sourire angélique depuis longtemps 
Je ne sais plus m'en défaire, mais qui suis-je vraiment ? 
J'ai perdu mon chemin, avez-vous vu ma détresse ? 
J'ai l'impression d'être un chien qui essaie de ronger sa laisse 
Mais ce soir la salle est pleine, vous voulez que ça bouge 
Donc je nettoie ma peine, et remets mon nez rouge

 

L’analogie clown triste – homme malheureux mais qui est heureux une fois ivre continue de plus belle dans ce deuxième couplet, de même que la dichotomie entre la lucidité et la non-lucidité. Ainsi, on comprend que le personnage a un certain statut parmi les piliers de comptoir puisqu’il se permet d’appeler ses collègues de bar « les enfants » (« Désolé les enfants si ce soir je n’suis pas drôle »). La phrase est explicite si l’on considère que le personnage est vraiment un clown triste. Toutefois, si l’on poursuit avec l’idée qu’il peut aussi s’agir d’un homme noyant son chagrin dans l’alcool, pourquoi s’excuse-t-il de ne pas être drôle ? Probablement parce que c’est à son habitude de faire le pitre lorsqu’il est ivre. Mais ce soir c’est différent et c’est pour cela que le texte existe. Le « sourire angélique » (v.3) peut d’ailleurs s’apparenter à l’euphorie engendrée par l’alcool. Et s’il ne peut plus « s’en défaire » (v.4), c’est tout simplement parce que ce sourire euphorique est métaphore de l’alcool. Ce n’est pas du sourire qu’il ne sait se défaire, mais bien du breuvage qui le précède. Par ailleurs, l’addiction est explicitée puisque pour nettoyer sa peine, il remet son nez rouge (« Donc je nettoie ma peine, et remets mon nez rouge »), ce qui revient à boire pour oublier que l’on boit.

 Nez rouge mdr.jpg"La la la la la la, ce soir je remets mon nez rouge, j'ai ma paye les enfants!"

 

[Refrain 2]

Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala 


Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala 

 

Encore une fois, le refrain aux allures de chanson paillarde intervient après l’évocation du nez rouge, stade ultime de l’alcoolisme. L’interprétation à faire de ce refrain ne change pas.

[Couplet 3]
Suis-je seul à porter ce masque ? 
Suis-je seul à faire semblant ? 
Ce costume qu'on enfile tous les jours 
Dis-moi est-il fait sur mesure ? 
Ou nous va-t-il trop grand ? 

 

Et puis, c’est à ce moment précis que le texte s’ouvre pour devenir plus universel. « Suis-je le seul à porter ce masque ? / Suis-je le seul à faire semblant ? » se demande le narrateur. « Ce costume qu’on enfile tous les ours / Dis-moi est-il fait sur mesure ? / Ou nous va-t-il trop grand ? ». La lucidité est totalement retrouvée ici et l’on est en droit de se demander si le narrateur n’est pas Soprano. Le couplet est en effet bien différent, il ne possède que 5 vers contrairement aux deux autres qui en ont 8 et le thème n’est plus alcoolocentré. A une troisième lecture, il ne s’agit donc en réalité ni d’un clown triste qui se demande s’il ne devrait pas changer de métier, ni d’un homme trouvant bonheur dans l’alcool mais peut-être bien de Soprano qui se demande s’il a bien fait de devenir chanteur… « Suis-je le seul à faire semblant [que je sais chanter] ? ».

 

[Refrain 3] 

Lalalalala lalala lala 

Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala 

 

Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala 
Lalalalala lalala lala 

 

A cette question (suis-je fais pour chanter ?), il semble que le refrain parle de lui-même. La réponse est visiblement non. A défaut de qualités littéraires, le refrain retranscrit en effet parfaitement l’humilité, la modestie et la franchise de Soprano qui reconnaît indirectement son erreur de carrière. Cette forme de modestie est aussi une forme d'abdication, il n'essaye même plus de faire semblant de savoir chanter puisque le refrain n'est qu'une succession de "lalala". Et alors tout le texte peut se relire avec cette troisième lecture en tête. Soprano, qui reconnaît que son titre est une clownerie.

 

[Couplet 3,5]
Désolé ce soir je n'ai pas le sourire 
J'ai le maquillage qui coule, mes larmes font de la lessive 
Sur mon visage de clown

 

Le dernier couplet est alors à lire avec la triple lecture en tête. C’est l’histoire d’un clown, d’un alcoolique et d’un chanteur… Le texte se clôt sur une clownerie, ironie du sort ?

 

Pour conclure, Soprano admet indirectement à travers la figure du clown qui n’est autre que métaphore de lui-même qu’il n’aurait jamais dû être chanteur. Cette humilité est d’autant plus respectable que son texte présente d’indéniables qualités littéraires. En effet, Soprano critique vraisemblablement sa voix et non sa plume à travers cet aveu car finalement, il parvient avec Clown à composer un texte autorisant une triple lecture. Ce palimpseste en puissance bénéficie d’un rythme ternaire qui n’est pas sans rappeler la sainte-trinité et qui ouvre même l’écrit à une possible quatrième lecture à la lumière de la métaphore biblique. En effet, tout au long de la chanson, le clown a un message à délivrer, un message qu’il aimerait faire passer devant ses clowneries. Le problème étant que personne ne l’écoute s’il ne fait pas ses clowneries (« je sais bien que vous n’en avez rien à faire »). Dès lors, ce messie au service de la Vérité ne trouve remède que dans la flagellation (boire jusqu’à l’ivresse) face à un public qui ne l’écoute pas et l’on retrouve là le parallèle avec Jésus Christ, crucifié car non suivi par la majorité. Le nombre de relectures possibles du texte de Soprano en fait donc bel et bien un écrit érudit, équivalent aux Misérables de Victor Hugo ou à Tourner les Serviettes de Patrick Sébastien.

 

 

Le jargon:

Oxymorique: Adjectivisation d'oxymore, qui désigne deux mots opposés mis ensemble pour constituer une seule idée (mort-vivant par exemple). 

Métaphore: Comparaison sans utilisation d'un adverbe comparatif. 

Sibyllin: Parole difficile à comprendre, nécessitant d'être déchiffrée. 

Champ lexical: Ensemble de mots qui ont trait à une notion.

Dichotomie: Etat de ce qui est coupé en deux.

Homéotéleute: Forme de rime à l'intérieur d'une même phrase ("Du pain, du vin, du boursin" par exemple). 

Tautogramme: Lorsque les mots d'une même phrase ou d'un vers commencent par la même consonne.

Hypozeuxe: Symétrie grammaticale entre deux segments de phrase. 

Epanalepse: Répétition d'un mot, d'un groupe nominal ou d'une phrase entière. 

Epanadiplose: Lorsqu'un membre de phrase se termine par le mot qui avait commencé le membre de phrase précédent.

Réduplication: Répétition de mots qui sont placés côte à côte.

Epitrochasme: Accumulation de termes brefs placés syntaxiquement sur le même plan (ayant la même fonction dans la phrase). 

Ressassement: Répétition exagérée d'un même mot. 

Palimpseste: Manuscrit dont on a fait disparaître l'écriture pour y écrire un autre texte.

 

Pour aller plus loin dans les clowneries:

 -  http://agora.qc.ca/dossiers/Clown

 

 


15/04/2015
0 Poster un commentaire

TOURNER LES SERVIETTES - Patrick Sébastien (2001)

Le principe carnavalesque tel que le décrit le théoricien littéraire Mikhaïl Bakhtine dans son ouvrage François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance consiste en l’inversion des hiérarchies et des valeurs. C’est probablement ce concept que Patrick Sébastien a en tête lorsqu’il compose sa chanson Tourner les serviettes. A travers une rhétorique faussement inane, l’auteur français en vient en effet à faire l’éloge de la jobarderie, du crétinisme et de l’inculture. Patrick Sébastien inverse ainsi les valeurs traditionnelles en donnant la parole à un narrateur certes oisif et vraisemblablement alcoolique, mais heureux de l’être. Et c’est bien là l’une des complexités du texte qui associe en creux l’inintelligence au bonheur. Jusqu’où le principe carnavalesque est-il alors appliqué dans Tourner les serviettes ?

Patrick Sébastien BG.jpg

 

 [Couplet 1]

On n'est pas allés à l'école
On est de la classe de ceux qui rigolent
On sait bien que la vie est brève
On y met du rire et du rêve
Dans les dîners en ville on n'est pas très brillants
Mais on finit toujours en chantant

 

C’est une première strophe à valeur d’éthopée qui ouvre le texte. Nous y sont présentés à la fois le groupe social auquel appartient le narrateur mais aussi implicitement le groupe social à qui s’adresse le texte (il s’agit du même). L’anaphore en « on » sur les quatre premiers vers permet au lecteur ou à l’auditeur de s'identifier rapidement au narrateur. Ainsi, les acteurs de la chanson et les personnes à qui cette chanson s’adresse (à un premier niveau de lecture tout du moins) sont ceux qui ne sont pas « allés à l’école », « ceux qui rigolent » (au fond de la classe) et ceux qui charivarissent les restaurants (« Dans les dîners en ville on n’est pas très brillants / Mais on finit toujours en chantant »). Est donc ciblée ici une catégorie sociale en marge des règles basiques de savoir-vivre et des attentes de la société.  En un mot comme en cent, Patrick Sébastien s’identifie, s’adresse et décrit une sorte de glandouilleur alcoolique. A noter toutefois qu’au vers 5 (« Dans les dîners en ville on n’est pas très brillants »), l’auteur utilise un alexandrin parfait, coupé à la césure, qui contraste formellement avec l’idée que transmet le vers. La forme parfaite de l’alexandrin en opposition avec ce qu’il dit (l’auteur appartiendrait à une catégorie sociale béotienne) explicite alors l’inversion des valeurs qui s’opère et qui se résume à travers le principe carnavalesque.


[Refrain]
Et on fait tourner les serviettes
Comm' des petites girouettes
Ça nous fait du vent dans les couettes
C'est bête, c'est bête
Mais c'est bon pour la tête
x2

 

L’éthopée étant établie, Patrick Sébastien décrit ensuite dans le refrain le comportement de ces « glandouilleurs alcooliques ». Le geste symbolique, qui a donné le titre à la chanson, est celui de faire tourner les serviettes (« Et on fait tourner les serviettes » commence le refrain). Ce mouvement de chaos, d’anarchie, de désordre est un pied-de-nez aux conventions. L’auteur reprend les codes cyniques à l’instar d’un Diogène des temps modernes, tout en respectant le principe carnavalesque en associant notamment le tournoiement des « serviettes » au tournoiement d’une « girouette ». Les serviettes, qui constituent un objet de basse valeur (on s’en sert pour s’essuyer, se nettoyer) sont effectivement comparées aux girouettes, objets de haute valeur (située en hauteur, plus haut point d’un bâtiment).  Peu après, le narrateur reconnaît que faire tournoyer les serviettes « c’est bête, c’est bête ». Ce rapport décomplexé envers sa propre inintelligence est également carnavalesque. La concession est toutefois de courte durée puisqu’il justifie ce comportement par le fait que ce soit « bon pour la tête ». Autrement dit, faire tourner les serviettes permet de se vider la tête. Mais n’étant pas allées à l’école et chantant dans les bars, sont-ce réellement ces personnes qui ont besoin de se « vider la tête » en faisant tourner les serviettes ? Pourquoi l’acte carnavalesque anarchique est-il réservé au bas-peuple ?

 

[Couplet 2]
Et tous les grincheux
On s'en fout et
Tous les envieux
On s'en fout
Tous les prétentieux
On s'en fout
Les gens trop sérieux
On s'en fout

 

La chanson prend alors une tournure quelque peu manichéenne. Le monde se voit divisé en deux catégories, les « glandouilleurs alcooliques » d’une part et les « grincheux », les « envieux » (de quoi ?), les « prétentieux » et « les gens trop sérieux » d’autre part. Pour le narrateur, on appartient ainsi à l’une de ces catégories si nous ne sommes pas nous-mêmes un ivrogne béotien. Notre profil est forcément négatif si nous ne sommes pas du côté des chanteurs. Le rythme binaire souligne bien l’opposition manichéenne qui se forme ici. Opposition néanmoins toute relative puisque le narrateur et son groupe social « s’en fout[ent] ». Mais encore une fois, le principe carnavalesque est bien présent puisque le dubitatif devient nécessairement un « grincheux », le pessimiste un « envieux », le critique un « prétentieux » et l’intellectuel quelqu’un de « trop sérieux ». Les valeurs positives deviennent  des valeurs négatives.  

Et la serviette.jpgTourner les serviettes, une solution face à la dépression? 

 

[Couplet 3]
Le bonheur à perpétuité
La terre entière veut connaître le secret
Mêm'le chef qui est à l'Elysée
Pour savoir nous a invité
Monsieur le Président merci pour le repas
Il suffit simplement de fair' ça

 

Après cette attaque verbale aux potentiels « détracteurs » de la chanson, les joyeux lurons reprennent leur chant. Le narrateur et ses acolytes placent alors des intentions en la terre qui n’existent pas. « La terre entière veut connaître le secret » du « bonheur à perpétuité ». Ils soutiennent ainsi que le bonheur est accessible et désiré par tous, et qu’il suffit de faire tourner les serviettes au-dessus de sa tête pour atteindre cet état de béatitude permanent. Peu d’intellectuels seraient d’accord avec cela mais dans la logique du principe carnavalesque, la parole est donnée aux béotiens. Ils se vantent d’ailleurs ensuite d’avoir été invités par « Monsieur le Président », « Mêm’le chef qui est à l’Elysée / Pour savoir nous a invité ». L’adverbe « même » place d’ailleurs le Président français au-delà de « la terre entière » (principe carnavalesque). Le texte en devient d’autant plus franco-centrique.  En outre, quel président de la république inviterait des analphabètes enivrés pour découvrir leur secret du bonheur ? Du carnaval au délire, il ne semble alors n’y avoir qu’un pas.

 

[Refrain]
Et on fait tourner les serviettes
Comm' des petites girouettes
Ça nous fait du vent dans les couettes
C'est bête, c'est bête
Mais c'est bon pour la tête
X2

 

[Couplet 4]
Et tous les ronchons
On s'en fout
Les donneurs de l'çon
On s'en fout
Les grand's opinions
On s'en fout
Les tristes et les cons
On s'en fout

 

Quoiqu’il en soit, Patrick Sébastien reprend ensuite la catégorisation simpliste des possibles « détracteurs » de la chanson. Ceux qui ne sont pas d’accord avec le message sont ainsi des « grincheux », des « envieux », des « prétentieux », des « gens trop sérieux », des « ronchons », des « donneurs de l’çon », des gens de « grand’s opinions » ou bien des « tristes et [d]es cons ». De fait, pour peu que le lecteur ou l’auditeur soit critique à l’égard de la pertinence du texte, il est considéré comme triste, grincheux et con. Outre ce regard manichéen des plus simplistes, le vers 7 « Les tristes et les cons » est particulièrement intéressant en ce qu’il est paradoxal. En effet, comment définir un « con » ? Le sens le plus usité est celui de « personne peu intelligente, stupide, désagréable ». Or, le narrateur, Patrick Sébastien, et ses acolytes n’apparaissent pas comme des plus intelligents à travers les paroles. Ils reconnaissent eux-mêmes que « c’est bête, c’est bête » de faire tourner les serviettes. Est-ce à dire qu’ils « s’en fout[ent] » d’eux-mêmes ? Très probablement et c’est là l’ultime pointe cynique de la chanson. En se considérant eux-mêmes comme cons mais heureux et insouciants, ils se prémunissent de toute critique. Et c’est peut-être là la plus grande richesse de la chanson, se prémunir de la critique en étant faussement critique de soi-même. La rhétorique est ainsi plus habile qu’il n’y paraît.


[Refrain]
Et on fait tourner les serviettes
Comm' des petites girouettes
Ça nous fait du vent dans les couettes
C'est bête, c'est bête
Mais c'est bon pour la tête

 

[Injonction de mec bourré]
ET ALLEZ !!!!

 

C’est finalement sur cet impératif « ET ALLEZ !!! » que se clôt le texte. Allez où ? Faire quoi ? Tourner les serviettes ? La chanson invite à un cycle infernal ininterrompu. Elle ne se clôt pas vraiment mais s’ouvre sur la perpétuité du mouvement rotatif de la serviette. Patrick Sébastien apparaît finalement comme le gourou d’une secte ayant révélé au monde le secret du bonheur, le secret du tournoiement des serviettes sous le principe carnavalesque. Le refrain s’ancre rapidement dans les mémoires grâce à l’utilisation d’un présent gnomique, de vérité générale : « C’est bête c’est bête / Mais c’est bon pour la tête ». Tout le monde peut être heureux à présent, mais pour cela, il faut une serviette.  

 

Patrick Sébastien donne ainsi un renouveau au principe carnavalesque en mettant en scène un groupe social généralement ignoré par les intellectuels, à savoir les « glandouilleurs alcooliques », et qui affichent aux yeux de tous un bonheur simple mais accessible. Mais ce bonheur accessible exige des concessions de raisonnements et oblige qui veut être heureux à se limiter à une vision simpliste et manichéenne du monde comme nous l’avons démontré. Intelligence et bonheur ne semblent alors pas faire bon ménage. Ceci étant dit, le narrateur, à une seconde lecture, s’avère bien plus intelligent qu'il n'y paraît car il parvient à désamorcer toute critique à son encontre – et à l’encontre de ses acolytes – en reconnaissant agir bêtement, tel un « con » (ou un béotien) tout en soulignant qu’il n’en a "rien à foutre". De ce fait, le principe carnavalesque n’est que d’apparence. L'écrit nous laisse alors face à cette vertigineuse question: un ivrogne déscolarisé est-il forcément stupide à défaut d’être malheureux ?


Le jargon:

Inane : Adjectivisation du substantif inanité, qui signifie vide, creux.

Ethopée : Portrait psychologique, moral.

Anaphore : Répétition d'un mot ou d'un groupe de mots en début de vers. 

Césure : Coupure d'un vers, sorte de repos dans un vers. 

Béotien : Personne qui n'a pas d'attirance pour les disciplines intellectuelles. 

Gnomique : Synonyme de vérité générale. 

 

S'enrichir:

Le principe carnavalesquehttp://fr.wikipedia.org/wiki/Carnavalesque

Site officiel de Patrick Sébastienhttp://www.patricksebastien.fr/


11/03/2015
4 Poster un commentaire

UNE SOURIS VERTE - Inconnu (XVIIe ou XVIIIe)

Les Prophéties de Nostradamus continuent de surprendre aujourd'hui encore. Et pourtant, il ne s'agit pas des seuls écrits de ce genre. Sous son air innocent, le texte d'Une souris verte composé au XVII-XVIIIe siècle a ainsi prophétisé la menace terroriste d'aujourd'hui. Cela a de quoi surprendre mais c'est en tout cas ce qui en ressort après analyse. Le texte est d'autant plus troublant qu'il demeure anonyme. Parmi toutes les versions disponibles, nous avons retenu la plus populaire. Mais il est tout à fait vraisemblable que chaque version possède ses propres prédictions. Face à un texte écrit il y a plus de deux siècles et qui s'avère d'actualité, Une Souris verte est-elle alors vraiment une comptine pour enfants ? 

Souris Terroriste.jpg

 Une souris verte n'est pas un animal si inoffensif que cela

 

Une souris verte 
Qui courait dans l’herbe.

 

La question posée en introduction est bien entendue rhétorique et l'analyse des deux premiers vers suffira pour vous en convaincre. La chanson ne consiste en effet qu'en une succession de symboles qu'il est nécessaire de déchiffrer pour en comprendre le sens global. Qu'est-ce qu' « une souris verte » (v.1) alors ? Rappelons que rat et souris se confondent dans la littérature. A titre d'exemple, Jean de La Fontaine emploie aussi bien le mot rat que souris pour désigner le même animal. Retenons simplement que le symbolisme de la souris (partagé avec le symbolisme du rat) est celui de nuisance. Une souris dans une maison est avant tout une nuisance. Le début du film Ratatouille le souligne bien (à défaut du film Stuart Little il est vrai).

 

Quoiqu'il en soit ce rongeur est vert. Le texte passe une nouvelle fois par le symbolisme pour délivrer son message. C'est le principe de tout écrit prophétique : être sibyllin. A quoi renvoie la couleur verte alors ? Il s'agit en fait de la couleur de l'Islam. Une souris verte est donc la métaphore des nuisances de l'Islam. Qu'est-ce qui nuit à l'Islam ? Le terrorisme, sujet actuel. Le terrorisme nuit à l'Islam en en donnant l'image la plus menaçante. En ce sens, la souris verte est donc un(e) terroriste.

 

Le thème posé, la première prédiction apparaît directement au vers suivant. Une souris verte qui « cour[t] dans l'herbe » souligne que c'est un animal furtif (elle « cour[t] ») et discret (il a été scientifiquement prouvé que l'on distingue mal du vert sur du vert, autrement dit une souris verte sur de l'herbe). La souris se confond donc littéralement avec le paysage. Si l'on peut affirmer qu'il s'agit ici d'une prophétie, c'est parce que cela renvoie à un fait récent. C'est une référence à l'islamiste français originaire de Normandie qui avait été repéré dans une vidéo de l’État islamique en novembre dernier. Le bougre, s'était, pour ainsi dire, fondu dans le paysage. Une souris verte l'avait prédit.


Je l’attrape par la queue, 
Je la montre à ces messieurs.

 

Il serait toutefois inexact de conclure que la souris verte représente ce personnage. Non, elle reste une image globale des nuisances terroristes en général. Cette nuisance donc, doit être attrapée « par la queue » puis montrer « à ces messieurs ». Qui est ce « je », qui sont ces « messieurs » ? Ce « je » implique en réalité chaque lecteur dans la lutte contre le terrorisme. Je, c'est moi, c'est le lecteur. « Je » doit attraper toutes les souris vertes qu'il trouve par la queue, c'est-à-dire dans la mesure où la souris lui tourne le dos et ne représente pas un danger pour lui-même. C'est la force d'Une souris verte d'introduire dans ses prophéties une certaine morale valable aujourd'hui encore, comme La Fontaine put le faire en son temps.

 

La « souris verte » prise au piège, il faut donc la montrer à ces messieurs. Ces messieurs sont probablement la métaphore des acteurs de la justice terrestre. Ce sont les juges. Il faut rendre justice aux yeux du prophète qui a écrit ce texte.


Ces messieurs me disent : 
Trempez là dans l’huile,

Trempez là dans l’eau, 

Ça fera un escargot tout chaud. 

 

Les directives justicières arrivent en effet rapidement (« ces messieurs me disent ») et l'emploi de l'impératif souligne la nécessité morale d'agir ainsi. Toutefois, le traitement infligé est curieux. La comptine semble prophétiser une justice quelque peu masochiste. L'instance conseille en effet de tremper l'animal « dans l'huile », puis « dans l'eau », pour en faire « un escargot tout chaud. ». En réalité, il s'agit encore une fois d'une prophétie. Récemment, en août 2014, le président américain Obama a reconnu que son pays avait « torturé des gens » après les attentats du 11 septembre. De l'huile et de l'eau ont assurément été utilisés dans ce processus. Une souris verte l'avait encore une fois prédit. Et l'objectif de cette cruauté envers les animaux, envers la souris verte dans le cas présent, a pour objectif d'en faire « un escargot tout chaud ». Autrement dit, d'en faire un animal inoffensif, paresseux et repérable sur l'herbe verte. La question qui sort en creux est la suivante : la justice doit-elle être masochiste ? Une souris verte est donc en ce sens bien plus qu'un texte prophétique, puisque également philosophique. La question n'est pas hyperbolique dans la mesure où elle s'est posée pour la "justice" américaine.

green_mouse.jpg

Attention aux souris vertes, qui se fondent facilement dans le paysage 

 

Je la mets dans un tiroir 
Elle me dit qu’il fait trop noir.

Je la mets dans mon chapeau
Elle me dit qu’il fait trop chaud. 

 

Et puis, comme si le « je » était en rébellion face à une justice appliquant la loi du Talion, il prend ses propres initiatives. C'est ainsi que « je » la met « dans un tiroir », puis dans « [s]on chapeau », puis dans « [s]a culotte ». Le « je » agit différemment de la justice, il veut surtout isoler la souris verte. La rendre inoffensive non pas par une quelconque métamorphose mais par l'isolement. Toutefois, le texte montre un autre défaut de la justice française puisque ce nouveau juge semble faire un peu trop attention au confort du détenu. « Elle me dit qu'il fait trop noir,/ Je le mets dans mon chapeau/ Elle me dit qu'il fait trop chaud./Je la mets dans ma culotte. » Le texte critique d'un côté le laxisme de la justice française actuelle, de l'autre l'application secrète de la loi du Talion. Or la justice est la plus grande des vertus selon le philosophe Aristote, elle doit donc être un juste milieu. Notons toutefois le symbolisme de mettre la souris sous le chapeau : le fait de lui faire porter le chapeau revient à dire lui faire endosser la culpabilité, essayer de changer l'animal. La transformation envisagée n'est plus métamorphique mais psychologique. A défaut d'en faire un escargot, on en change totalement le comportement.


Je la mets dans ma culotte 
Elle me fait trois petites crottes.

 

Malgré les deux formes de justice proposées par Une souris verte (l'isolement et la torture), les deux derniers vers semblent nous mettre en garde. Et l'aspect prophétique du texte fait qu'il faut prendre cette menace au sérieux. En effet, le « Je » répond à toutes les demandes de la souris terroriste et il finit par la mettre dans sa « culotte ». Il sait donc où elle situe, à chaque instant, mais en même temps elle peut agir sur la zone la plus sensible de son corps. La métaphore avec les prisons est assez évidente. Il est dangereux de placer les souris terroristes dans les zones sensibles des prisons. Elles peuvent ainsi toucher les organes de la société. C'est ainsi que dans la chanson, la souris « fait trois petites crottes », dernier acte terroriste qu'il lui est possible de réaliser. A trop de laxisme dans la justice, la menace ne se résorbe pas. Voici une moralité possible de cette fin de texte. A moins qu'il ne s'agisse de l'ultime prophétie... ? Que faut-il voir dans ses « trois petites crottes » ? L'avenir nous le dira...

 

 

Prophétique, philosophique, didactique : ce sont les trois adjectifs qui pourraient définir le texte d'Une souris verte. Derrière la première lecture surréaliste se cachent donc des thèmes majeurs de notre époque. Non, Une souris verte n'est définitivement pas une comptine pour enfants mais un texte à la frontière du sacré, écrit par un prophète inconnu, qu'il convient d'analyser et d'étudier avec le même sérieux que les écrits de Nostradamus. Et ça, personne ne l'avait prédit...

(Version légèrement différente)

 

Le jargon :

Sibyllin: Ce qui est mystérieux ou obscur, dont le sens est difficile à comprendre.

              : Synonyme d'invisible


10/02/2015
4 Poster un commentaire